Avec le nombre hallucinant de sorties ces dernières années, on pensait avoir fait le tour du walking simulator, dont les déclinaisons semblent par ailleurs s’être limitées à un canevas dramatique récurrent autour de la famille et de la perte de l’être aimé : de Dear Esther à Firewatch en passant par Gone Home, c’est la même chansonnette qui revient, triste, nostalgique, la même relecture linéaire (et variablement émouvante) d’un passé brisé dont on essaye de recoller les morceaux. De ces jeux, on a peut-être en vain attendu un brin de folie, une réelle vision d’artiste qui serait venue briser les conventions un peu trop confortables de la rando béate et des petits bouts de papier collés aux murs, passages obligés d’aventures rapidement devenues trop ronronnantes, trop sûres de leur petit rythme tranquille. Cinq ans après Dear Esther, on cherche toujours des expériences un peu plus audacieuses, touffues ; on veut être un peu plus malmené, quitte à lire le récit d’une triste histoire familiale comme cela semble être de rigueur, mais pas de la même façon. On veut être surpris.


Or, qui mieux désigné pour surprendre que l’équipe Giant Sparrow/Annapurna Interactive ? Le premier, déjà auteur d’un jeu assez tranquille mais radical, The Unfinished Swan, soutenu par le second, éditeur filiale d’un studio de cinéma produisant Spike Jonze, Kathryn Bigelow ou Paul Thomas Anderson : la formule est plutôt explosive. Soulignons déjà la bénédiction que constitue la seule existence d’Annapurna Interactive dans le paysage vidéoludique actuel, (quasi-)premier challenger issu du cinéma à aborder le jeu vidéo avec une vision indépendante et artistique, à mille lieues d’une concurrence ouvertement démissionnaire et moribonde (Brash Entertainment, MKO Games). Même si on ne peut pas dire si ce label va durer, le simple fait que celui-ci ait, en moins d’un an d’existence, soutenu plusieurs projets indépendants audacieux (pêle-mêle : Kentucky Route Zero, Ashen, Gorogoa) incite à l’optimisme. Surtout, What Remains of Edith Finch est magnifiquement conforme à ce qu’on peut attendre d’une telle structure : un jeu « cinématographique », produit avec un certain budget, qui s’appuie sur une direction artistique et une mise en scène toutes deux extrêmement travaillées. En définitive, peut-être bien la meilleure alchimie qu’on puisse attendre de cette association.


Ce qui est beau, dans Edith Finch, est l'adéquation entre le gameplay (simple et sans échec) et la thématique. Le jeu invite à jouer une succession de courtes scènes vues à la première personne. Evidemment, il s’agit de s’enfouir dans des souvenirs – ici, ceux d’une famille nombreuse et dysfonctionnelle frappée par une épidémie de morts accidentelles. On y incarne chaque personnage quelques minutes avant sa mort, ou bien on en est un témoin externe, selon le point de vue de la caméra. Une dizaine de séquences tournées vers une expérience un peu morbide donc, qui peut évoquer de loin le concept de Destination Finale ou des « memory remix » de Remember Me ; sauf qu’ici, le but est uniquement pour les développeurs d’expérimenter des mini-concepts de prise en main, à la manière d’une série de courts-métrages interactifs apparemment inspirés d'une certaine littérature américaine grand public (l'ambiance évoque beaucoup John Irving). Chaque séquence tient sa propre idée de scénario et de mise en scène, généralement très osée. L’une d’elles met ainsi en scène un bébé se noyant dans une baignoire. L’autre, un enfant se tuant à la balançoire. Une autre encore, celle d’un ado introverti se suicidant à son travail... des concepts franchement macabres, présentés toutefois ici avec un recul salvateur et, surtout, un souci d’originalité frappant dans la prise en main, à chaque fois marquée d’un twist enrichissant la simple « simulation de marche » pour mettre en place des sortes de QTE du futur, à la fois hyper raccord avec leur sujet et franchement éblouissants dans leur ingéniosité, aussi simple que belle.


Ainsi, loin d’être l’espèce de trip glauque que son pitch semble promettre, WROEF s’applique surtout à proposer une succession de variations très courtes sur le thème de la narration interactive. C’est une réflexion qu’aurait dû entamer le genre depuis des années, et qu’on avait un peu arrêté d’espérer à force de se taper les mêmes gameplays paresseux : on peut donc dire que le travail de Giant Sparrow tombe à point nommé. D’autant plus, donc, qu’il s'assume pleinement : chaque histoire possède son propre parti-pris artistique et sa propre nuance de gameplay, qui envoie sans effort des émotions particulièrement intenses alors même qu’on n’a jamais pris le temps de s’attacher à aucun personnage. Les développeurs prouvent qu’il est possible de faire ressentir beaucoup par la simple grâce de belles idées bien exploitées. Surtout, par la variété des situations, ils semblent construire leur jeu comme une sorte de laboratoire de storytelling, en mettant en place des mini-règles qui n’ont souvent rien à voir d’une séquence à l’autre, et qui semblent de loin former un agrégat sans grande cohérence. Pour les joueurs qui se disent allergiques aux jeux purement narratifs, l’intérêt d’un tel titre est donc d’autant plus précieux qu’il va droit à son sujet, sans chercher à faire durer inutilement les choses. Un peu comme un gros CD de démo qui vendrait les walking simulators de demain, dans un monde (idéal) où les éditeurs qui ont l’argent tendraient vraiment la main aux développeurs indépendants.

boulingrin87
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le 19 sept. 2017

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Seb C.

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