2022, fleurs de papier
La boulimie littéraire de l'année : corner, souligner, et espérer corner davantage, doubler l'épaisseur des livres à force de faire des remarques.
J'espère de beaux jeux de piste, des confusions profondes, et quelques lignes pour brûler - comptons sur la chance des livres d'occasion.
Liste de 39 livres
créee il y a presque 3 ans · modifiée il y a presque 2 ans
Canoës (2021)
Sortie : 13 mai 2021 (France). Roman
livre de Maylis de Kérangal
Rainure a mis 6/10.
Annotation :
Talent à placer les ennuis et ses personnages, sans aucun doute - la phrase de Maylis de Kerangal est souple, facilement ordonnant comme des perles les adjectifs et adverbes, champs lexicaux précis et détaillés, mots rares pour ses descriptions, enlever la poussière des errances de ses femmes, dessiner plus correctement leurs petites histoires, donner de leurs nouvelles. Au delà : tout n'infuse pas grand chose en moi, n'instille que peu, devant la brièveté de ces moments racontés où peu de décors trouvent mes échos ; le fond approprié, il est déjà temps de quitter ses personnages et us, objets, sons, défaillances - il me faudra la retrouver sur un format plus long pour que je me fasse une autre idée.
Extraits par ici : https://www.senscritique.com/activity/120220/44862290
L'Herbe rouge (1950)
Sortie : 1950 (France). Roman
livre de Boris Vian
Rainure a mis 5/10.
Annotation :
J'ai beaucoup d'affection pour Boris Vian, vie. Personnage guindé, novateur, élégant zazou ou pas loin, jazzman et parolier / chanteur doué - retourner écouter sa java de la bombe, son déserteur. Pour le côté romancier, on reverra : les inventions lexicales, bizarreries pataphysiques ne me font qu'une impression de cabinet des curiosités - d'autant qu'aucun chahut de la prose n'existe, en dehors, ou très peu - parfois, ça devient drôle tout de même, parfois. Pourtant, il y a bien cette glissée non-dite du fantastico-burlesque appareil au malaise, au dégoût, qui se fait - là où Boris se fait intime, rappelle soucis personnels, profonds cauchemars jamais finis, et où toute l'espèce de façade de toc ne suffit plus à cacher une certaine horreur, où le narrateur dépasse l'apathie, le silence, pour atteindre à une certaine virulence : de ça je resterai plus proche.
Complément : accompagné du recueil de très courtes nouvelles "les lunettes fourrées", pour quelques pages peu intéressantes (Le rappel, Les pompiers, Le retraité).
Extraits ici : https://www.senscritique.com/activity/120220/440505
Murphy (1938)
Sortie : 1938 (France). Roman
livre de Samuel Beckett
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Beckett déjà trouvé ça et là, étrangement, bougre et cafouillis, à éprouver déjà la structure du roman, décrivant les mouvements et leurs possibilités déjà jusqu'à l'excès (déjà, ce que seront les cailloux de Molloy), créant des ekphrasis à l'absurde de certains décors, parfois juste la racine et juste, en de superbes traits affinés. Et déjà, des pistes de ce que seront les errances, le tourner-sur-soi, l'enquête (un proto-Molloy là aussi), la recherche sans fin de personnages. Le langage (sa traduction, donnée par Samuel lui-même) boîte, l'humour est caustique ou glabre, du tout au tout. A quel point Beckett prend au sérieux ses situations ? Quand s'arrête le jeu et où place t'il la vie interne du roman à sa vie extérieure ? Souvent confondu, parfois juste sourire aux belles phrases, à l'improbable, à la tristesse de Murphy, l'oubli de Murphy, l'Irlande et l'Angleterre becketienne.
De quoi fouiller la prose ici : https://www.senscritique.com/activity/120220/116768
Laissez-moi
(commentaire)
Sortie : 1933 (France). Récit
livre de Marcelle Sauvageot
Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Tout l'opposé du Louis Guilloux qui a suivi, lu en un rien de temps (l'épaisseur du bouquin joue forcément) en cornant quasi une page sur deux.
Un des plus beaux brûlots qui soit - Marcelle abandonnée par son amant alors qu'elle part (parce qu'elle part) en sanatorium, et son incompréhension, sa colère, puis sa lucide "riposte" - dépasser et rompre tout à fait, que déplaise l'amitié et fasse rigoler les demi-mots qui n'osent rien dire de l'ex-amant. Ne plus s'encombrer des faux-semblants et tiédeurs molles de "Notre amitié demeure" et autres fadaises, laisser éclater pleinement la relation et tout ce qu'elle pouvait, sans croire à un remplacement, un glissement vers autre chose qu'on ne voulait même pas.
"Il est curieux comme souvent un homme, au moment où il pense à s’unir avec la femme qu’il aime depuis longtemps, est obsédé de principes moraux et sociaux. Cette femme, il l'aimait parce qu'elle était forte, indépendante, riche d'idées personnelles ; s'il songe à l'épouser, ses instincts de domination, d'amour-propre et sa préoccupation du «qu'en-dira-t-on» transforment la force en révolte, l'indépendance en orgueil et mauvais caractère, les idées personnelles en égoïsme et exigences. Il fait observer que la vie est faite de menus incidents journaliers auxquels il faut se plier et en vue desquels il faut se façonner une « mentalité » moyenne. Il est bon de préciser d’avance les rôles de chacun, car ce n’est plus l’heure de jouer aux enfants. L’homme sera à l’égard de sa femme respectueux, aimant ; il dira d’une voix douce qu’il ne faut pas aller ici ou bien qu’il ne faut pas aller là, qu’il faut se tenir comme ceci et non comme cela, parce que c’est l’habitude de tout le monde ; la femme dira « oui, mon chéri » ; et quand elle sera avec ses amies, on l’entendra mêler sa voix au chœur universel qui répète orgueilleusement ces mots : « mon mari »."
"Ne croyez pas que m'offrir l'amitié pour remplacer l'amour puisse m'être un baume ; c'en sera peut-être un quand je n'aurai plus mal. Mais j'ai mal ; et, quand j'ai mal, je m'éloigne sans retourner la tête. Ne me demandez pas de vous regarder par-dessus l’épaule et ne m’accompagne pas de loin. Laissez-moi."
Le Pain des rêves (1942)
Sortie : 1942 (France). Roman
livre de Louis Guilloux
Rainure a mis 5/10.
Annotation :
De loin préféré Cripure et son petit univers d'une journée. Je ne trouve jamais mon compte dans cette narration écrite pour être lue du point de vue d'un enfant, mais un enfant parle t'il, pense t'il seulement comme ça ? Peut-être aussi l'époque fait ; "le pain" est enfoncé dans son époque et ses descriptions, son style aussi, pas de circonvolutions et d'envolées aussi réussies que dans le Sang Noir, parfois précis mais pas toujours, un genre de petit parler qui laisse parfois place à du coup de brosse, et rien à faire, je ne crois pas à ce monde de faux enfant, tire-larme et flottant. M'a fait penser parfois à Henri Calet mais sans la force de ses précisions sur Paris, sur les occupations de tout un chacun. Bref, une écriture palote et pas de miettes sous la langue en fin de compte.
"Comme la vie était intéressante ! Alors il n’y avait point de ces dures journées qui ne sont pas même de solitude, mais d’absence, journées de poussière, où le bonheur apparaissant tout à coup n’aurait plus la force de rebondir, où tout se passe, où rien n’arrive, dans une attente qui n’est pas la résignation… Oui, certes, la grande affaire, c’était six heures du soir, et il n’y en avait point d’autre. Oui, certes, je grandissais ; mais se peut-il que j’aie grandi jusqu’au point où j’en suis aujourd’hui ? Que tout se soit usé ? Ce que nous étions dans nos jours de gloire, il n’était pas fatal que nous cessions de l’être, tout pouvait être sauvé."
L'Élève (1891)
et autres nouvelles
The Pupil
Sortie : 1891. Recueil de nouvelles
livre de Henry James
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Une écriture dans un tunnel, de rebours, de revers de veste, avec toujours des réponses hors-champ, là mais inaccessibles, et des personnages tout à fait obnubilés par eux-mêmes et qui viennent faire graviter toute description, action, émotion autour d'eux et leur rapport au monde. Le monde d'Henry James est plutôt cruel - sur les 3 nouvelles du recueil (L'élève, L'image du tapis, La bête de la jungle), combien de morts, de déconvenues, d'idées fausses poursuivies trop longtemps ! Bref, des personnages qui errent trop dans leurs têtes et n'éprouvent pas assez le réel, y retournent juste pour, surpris, voir qu'il ne se plie pas à leurs souhaits, et en être déconfit (sans parler du talent de prosateur, des ellipses temporelles, des élisions : tout un charme).
Le Pavillon d'or (1956)
Kinkaku-ji
Sortie : 1961 (France). Roman
livre de Yukio Mishima
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Explorer tout ce qui nous dégrade, dans une intériorité qui voit tout par son corps et d'avantage son infirmité, son bégaiement, que tout autre chose : Mishima de nouveau qui dresse un portrait psychologique impeccable et sinistre, passionnément hors du monde, déplacé, honteux, pas à sa place - l'inconstance de son attachement (sauf à ce qui ne se forme qu'en esprit, la beauté absolue, le pavillon d'or et son spectre comme apparition quand Hayashi Shôken ne sait pas prendre corps dans les moments cruciaux de son existence). Du sexe triste, des amitiés en creux, de la médiocrité à surpasser les attentes des maîtres, et l'occasion manquée de la guerre mondiale. Et derrière ça, la constance du cadre idyllique typiquement japonais, le Rokuonji et des alentours de Kyoto, les vents et ombres, les lumières d'été, les habitudes cérémonielles de thé, méthodes Zen, toutes choses protocolaires à la portée qui va s'échappant.
Par ici les citations : https://www.senscritique.com/activity/120220/378233
Courrier sud (1929)
Sortie : 1929 (France). Roman
livre de Antoine de Saint-Exupéry
Rainure a mis 5/10.
Annotation :
La prose précise mais pas forcément fine de Saint-Exupéry - dans la phrase courte l'action, dans le mot ou quelques, et presque que de la mécanique, de la géographie, et tout ce qu'on voit bien dans l'aéropostale. Je préfère d'assez loin - de souvenir - les autres de ses livres qui explorent ce même sillon, comme si ce premier essai restait brouillon, appui et inspiration pour dépasser l'espèce de monotonie qui s'installe pourtant très, si vite (peut-être aussi, à la troisième fois, la similarité des histoires pèse, rien de neuf à l'horizon).
Pour, tout de même, l'héroïsme qui transparait, la passion d'Antoine à raconter cette aventure des pionniers de l'air, les mécaniques et turbulences qui étaient autant de danger, la petitesse d'un réservoir, l'échec de la tôle à survivre à tout, et les courriers qui parcourent les distances.
"Simplement. Avec ces phrases-là, on gagne le monde. J’avais la révélation d’une stratégie que ces ordres brefs rendaient si forte. Tanger, cette petite ville de rien du tout, c’était ma première conquête. C’était, vois-tu, c’était mon premier cambriolage. Oui. A la verticale, d’abord, mais si loin. Puis, pendant la descente, cette éclosion des prés, des fleurs, des maisons. Je ramenais au jour une ville engloutie et qui devenait vivante."
"Vent d’Est. Il souffle de l’intérieur du Sahara et le sable monte en tourbillons jaunes. De l’horizon s’est détaché à l’aube un soleil élastique et pâle, déformé par la brume chaude. Une bulle de savon pâle. Mais en montant vers le zénith, peu à peu contracté, mis au point, il est devenu cette flèche brûlante, ce poinçon brûlant dans la nuque.
Vent d’Est. On décolle de Port-Etienne dans un air calme, presque frais, mais à cent mètres d’altitude on trouve cette coulée de lave."
Octaèdre (1974)
Sortie : 1976 (France). Recueil de nouvelles
livre de Julio Cortázar
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
On repense à Borges, ses Fictions qu'on a de nouveau envie de lire.
Oui, le reflet et l'espèce d'espace qui se forme entre les vitres ; oui, l'exploration des dimensions qu'on ne soupçonne pas ; oui, l'esprit même et son impression, sa projection sur le monde comme potentiel créateur. Oui aussi à l'inquiétude des situations indécises, imprévues, glauques, aux grands effrois. Parmi tout ça, Cortázar malaxe à la main directement ses phrases, les allonge et les tord, les encombre superbement (mais, parce que, et alors, lorsque), surgissent quelquefois des trouvailles, des brillances. La plus renversante de toute, "Là, mais où, comment", et quoi de l'imagination et quoi de Paco qui survit au-delà de la mort comment, là et ces souvenirs jaillis abondant en tristesses. Moins convaincu par tous ces renflements, ces danses et ses dragues impromptues dans le métro, mais l'espace de quelques instants redéfinir les frontières de mon petit monde cérébral, déjà.
"[…] les rues de Ramos Mejia et le soleil comme un sirop brûlant jusqu’au refuge des grandes pièces blanchies à la chaux, le maté de cinq heures et Lalo avec son brochet qui commençait à sentir mauvais mais si beau, si grand, tu sais maman, pour le sortir de la rivière quel travail, il a failli couper la ligne, je te jure, regarde ses dents. Comme en train de feuilleter un album ou de voir un film, les images et les mots les uns derrière les autres remplissant le vide, vous allez m’en dire des nouvelles, madame, des grillades de la Carmen, tendres et si savoureuses, une salade de laitue et le tour est joué, avec ces chaleurs il vaut mieux ne pas trop manger, apporte l’insecticide parce qu’à cette heure-ci les moustiques."
Suppléments de citations où, là : https://www.senscritique.com/activity/120220/366314
Vie de Milena
Milena Jesenska
Sortie : 1969 (France). Roman
livre de Jana Cerna
Rainure a mis 6/10.
Annotation :
Plus ou moins une biographie fidèle de Milena Jesenska sans bien plus, sans la force d'énonciation de l'autre texte de Jana Cerna que j'avais adoré (Pas dans le cul aujourd'hui).
Parfois de l'ironie ça et là, Jana portant une tendresse critique sur sa mère, et le bénéfice de voir "de l'intérieur" à quoi ressemblait cette vie - et les rencontres avec Kafka, Vienne ou Prague, les amants et les engagements rigoureux - souvenirs et témoignages filés chronologiquement, et pas grand chose de plus.
"A mon sens, l’oubli appartient aux droits les plus fondamentaux de l’homme. C’est l’une des rares libertés irréductibles et inaliénables de chacun d’entre nous. L’enfant qui se souviendrait de tout ce qu’il a vécu avant e faire sa paix avec le monde, serait probablement névrosé au dernier degré à cinq ans, bon pour l’asile à douze, bon pour le suicide à quinze. Pou tout dire, même le peu que l’on emmagasine dans sa mémoire atteint à la limite du supportable."
"Il suffit à Kafka de regarder Milena au fond des yeux pour chasser temporairement son angoisse, cette angoisse perpétuelle qui lui vient du fin fond des âges. Il l’aime trop pour imaginer combien de sentiments complexes et contradictoires cachent cette joie, ce bonheur.
Puis vient le temps des petites déceptions. Je ne sais trop dans quel ordre elles se sont présentées, je connais seulement leur existence. Sans doute fallait-il être un familier de Milena pour se figurer tout ce que cache la description qu’elle fait de Kafka expédiant un télégramme à la poste […]. A première vue, on croirait à un simple récit. Milena décrit d’abord Kafka préoccupé de trouver un guichet à sa convenance. Elle le montre remplissant longuement le formulaire, payant la somme indiquée par la demoiselle des postes, recomptant sa monnaie et s’apercevant qu’on lui a rendu de l’argent en trop. Retour de Kafka au guichet afin de restituer la somme en excès. Description réitérée de Kafka qui recompte sa monnaie et qui s’aperçoit qu’en fait c’est lui qui s’est fait voler. Il se sent complètement perdu : doit-il retourner vers le guichet ? Cela y impliquerait une nouvelle négociation et la file des gens qui attendent leur tour est longue."
La Semaine perpétuelle (2021)
Sortie : 19 août 2021. Roman
livre de Laura Vazquez
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Beaucoup aimé ces perceptions variées des corps et des esprits (largement paumés) qu'on fréquente, ces essences meurtries par les conditions matérielles les ayant précédées, qui tentent juste de témoigner de leur existence comme faire ce peut - des habitudes, des tentatives poétiques, des obsessions (l'éponge, la ligne allongée, traîner avec l'ami Jonathan et le colocataire). Également, une très belle utilisation des outils Internet, le VLOG, le filtre, la recherche usuelle. Pas toujours convaincu par tout le formel, un style qui fait très "atelier d'écriture" par instants (étant donné que Laura en fait, ça vient sans doute de là), de répétitions et explorations autour du mot où je sens moins le corps, le personnage : je m'éloigne et vois l'écriture au-dessus, et le geste d'écrire. Mais enfin, gardons les belles quêtes d'existence, de vie et s'y sentir.
Deux trois tâches par là : https://www.senscritique.com/activity/120220/44866370
La Vie devant soi (1975)
Sortie : 14 septembre 1975 (France). Roman
livre de Romain Gary / Émile Ajar
Rainure a mis 5/10.
Annotation :
La pénible lecture des romans qui tentent de parler en prenant ce point de vue d'un enfant, et qui y échouent pour la quasi-intégralité (je n'y ai que peu de goût). Ici, c'était d'autant plus flagrant pour moi que le style de Gary/Ajar est un style marqué, remarquable, distinct : sa force comme sa faiblesse (du "jusqu'à plus soif" éclatant des clochards à skis de Gary Cooper à la gueule de bois de "Clair de Femme") ; que dans un tel contexte, tout me sortait malheureusement des yeux, toutes les phrases sur l'état de manque, la géographie, l'amour ou la solitude et je ne sais quoi, tout ce qui "ne pardonne pas" ricochaient, déviaient, n'infusaient jamais chez moi. Ça m'a été tellement insupportable que j'ai fini par corner une page, sur une de ces phrases typiques "Je suis allé d'abord rue de Ponthieu, dans cette salle où ils ont des moyens pour faire reculer le monde. J'avais aussi envie de revoir la môme blonde et jolie qui sentait frais dont je vous ai parlé, je crois, vous savez, celle qui s'appelait Nadine ou comment déjà. C'était peut-être pas très gentil pour Madame Rosa, mais qu'est-ce que vous voulez. J'étais dans un tel état de manque que je ne sentais même pas les quatre ans de plus que j'avais gagnés, c'était comme si j'en avais toujours dix, je n'avais pas encore la force de l'habitude". Mais voilà, ces "habitudes" et toutes choses n'auront pas pris. Pour mieux y retourner un jour, on espère.
Les Soldats de Salamine (2001)
Soldados de Salamina
Sortie : février 2004 (France). Roman
livre de Javier Cercas
Rainure a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Rien de tel pour me rappeler à quel point la lecture de certains auteurs espagnols peut être passionnante - la rencontre de la troisième partie entre Javier Cercas et Roberto Bolaño, où l'on se rend compte que Bolaño écrit comme il parle, avec des tics pareils, une sorte de grandeur triste, une lumière distante, et qui surligne magnifiquement tout ce qui se tramait jusqu'alors ; une troisième partie comme une clef de voûte à tout un ensemble fait d'allusions, de trous, de laisser-au-vide, d'ignorance.
Bref, les Soldats... m'ont captivé à plusieurs reprises, m'ont rappelé ce que c'est que ce genre de livre que j'aimerai savoir écrire, m'ont ramené à des réflexions que j'aime faire mienne, ou extérieure, mais en tout cas retrouver : métatextualités sur la possibilité de la connaissance, rêve bancal de ce tout quoi peut faire tenir l'écriture, réalité et fausseté du roman, du livre vrai, de la réalité connue, glorification malvenue de la guerre civile et des héros, chamboulements historiques de l'Espagne des années 30 et 40, portraits fabuleux et affabulés des anecdotes. Il y a un travail fou de Cercas dont j'aime la trame : reconstituer avec le narrateur, parmi toutes les pistes, le faux, le vrai, et le juste plausible ; enquête abrutie qui va jusqu'à l'absurde, discours rapportés par des descendants et ouï-dires, marches mystiques sur les traces invisibles de troupes descendues, et mythifications de l'anecdote historique pour tenter d'en cerner le revers (la valeur par-delà l'anecdote, la place des sentiments, des gestes dans l'histoire d'alors, la panique républicaine, le flottement de ce qu'on ne saura jamais cerner). Puis avec tout ça, façonner, monter les éléments, ligamenter les os, les chairs : dépasser le journal pour tenter le roman, et ce que ça fait encore vivre comme mémoire, et ce que ça peut ressusciter, la survivance des figures de perdants, l'argile de vieux soldats de Salamine.
Pour les mots : https://www.senscritique.com/activity/120220/636143
À rebours (1884)
Sortie : 1884 (France). Roman
livre de Joris-Karl Huysmans
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
J'oscille entre la fascination de la prose luxuriante, éparpillée, épuisante à être précise et forcenée, et la fatigue de l'exercice, l'espèce d'ekphrasis permanente des tableaux, parfums, mets ou littérature. Alors oui, l'éclat, oui, l'ennui total, la fin de siècle, la décrépitude, mais ce pessimisme permanent, ce retour à "tout est nul" m'agace (je suis très peu schopenauerien), malgré l'espèce de parodie, de distance qu'on y met, de ridicule à paraphraser le naturalisme, ou le roman d'apprentissage épuisé en quelques lignes. Il y a une intensité forte à l’œuvre, comme si tout devait valdinguer, vrombir, se charger, mais finalement ça charge beaucoup moins le portrait de des Esseintes qu'un immense catalogue, revue plus ou moins totalisant ces sommes de savoir subtils, de goûts raffinés et autres ennuyeux plaisirs ultimes recherchés (déjà, un peu de l'accumulation de Perec plus tard, ou de la recherche d'intensité permanente de Tristan Garcia).
Bref, de belles pages mais aussi pâles qu'un Redon, et je n'en ai pas le même bonheur.
De beaux pâlis : https://www.senscritique.com/activity/120220/474029
Contes cruels (1883)
Sortie : 1883 (France). Recueil de contes
livre de Villiers de L'Isle-Adam
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Je le rapproche facilement du "A Rebours" lu en voisin - des mêmes proses qui facilement brodent richement, fourmillent de détails, sous la précision gardent une ironie, une distance. En revanche, j'y trouve bien plus de vie, de sang, de nerfs : toute la méchanceté de petites affaires, toute la dystopie d'inventions nouvelles fumeuses, toute une sorte de science mécaniste qui se moque de ce qu'elle permet (analyser le dernier soupir, ou matérialiser la gloire). Bien des récits sombres, toujours vers le regret final, la malchance, la mauvaiseté, et bien des tantales, des miroirs aux alouettes.
Extraits : https://www.senscritique.com/activity/120220/270887
L'Espace littéraire (1955)
Sortie : 1955 (France). Essai, Littérature & linguistique
livre de Maurice Blanchot
Rainure a mis 6/10.
Annotation :
Loin d'avoir tout saisi, d'avoir été emporté, saisi, éclairé par la majorité de ce grand texte nébuleux, expérience littéraire répétant le néant, l'échappée de l’œuvre et de l'art, redéfinissant l'existence du texte ; pas soufflé par Orphée et Eurydice. Bien plus touché en revanche par les pages sur la mort / le suicide, ou sur Kafka, troublantes et où je saisi mieux les aspirations, le geste (ou je crois ?). Donc, encore une fois, Blanchot abscons, avec une fascination qui ne m'a pas atteint pourtant.
Quelques extraits là : https://www.senscritique.com/activity/120220/59923
Mémoires vives (2019)
Permanent Record
Sortie : 19 septembre 2019 (France). Autobiographie & mémoires
livre de Edward Snowden
Rainure a mis 4/10.
Annotation :
Autobiographie sans style qui n'apporte quasi rien de plus que la page Wikipédia de Snowden - faire croustiller l'anecdote (à quels jeux vidéos jouait Ed, ses jeunes occupations), rappeler l'émotion de devoir cacher à ses parents, à sa femme ses intentions, souligner l'importance du devoir, du combat pour la liberté et blahblah. Oui, bien évidemment que le travail de Snowden est crucial, qu'il a fallut du courage, etc - était-ce bien la peine d'en faire un livre ?
La Mort de Brune (1996)
Sortie : 4 novembre 1997 (France). Roman
livre de Pierre Bergounioux
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Toujours puiser des faits divers, des personnalités locales, des ancêtres, des ruines et des bâtiments révoqués les choses qui forment et font, qui construisent la compréhension du monde et son difficile passage à l'âge adulte ; ici encore on croise Brive et la Vézère, Brive où on parcourt surtout les couloirs du maintenant musée Labenche, où on croise les figures du photographe, du tueur de chevreau. Au-delà de ça, j'ai toujours un grand plaisir à voir cette langue râpeuse propre à Bergounioux tenter de défendre son droit à l'infini, l'immortel tout en se sachant y être contraint, réduit à plus que la trace, l'apparition, le détail de tableau ou le nom de rue pour quelques plus connus, d'autres il ne restera rien d'autant plus vite ; langue qui s'embarrasse de tortueux chemins, descriptions compliquées, au détour, et mots inusités ou franchement rares, qui place parfois comme évidence une phrase là ou là, parmi les trous d'air, la poussière et l'ennui étal des journées de l'adolescent qui se refuse à devenir l'adulte qu'il craint, d'omettre ses passions et l'importance quasi-mystique qu'on porte parfois aux gestes anodins et impossibles. Bref, très tendre reliefs de vieux jours, et sa lumière pâle, oublieuse, aux odeurs de grès, de poudres, d'insectes dans du formol.
Deux, trois traces ici : https://www.senscritique.com/activity/120220/408040
Au-dessous du volcan (1947)
Under the Volcano
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Malcolm Lowry
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Une verve pleine d'ombres et de vapeurs, de coulées de sueur et d'alcool, bien sûr d'alcool, de tequila, de pulque, de whisky, de mescal - incessantes rasades qui reviennent à presque toutes les pages, à toutes les heures, qui arrêtent les tremblements tout autant qu'elles les provoquent. Avec ce Consul en exil en Amérique latine on pourrait croire un temps à un second Lord Jim (mentionné d'ailleurs directement dans le livre, dès son premier chapitre), mais non, on s'en éloigne bien, au fur et à mesure. La prose s'amuse plutôt à cercler, à s'enfoncer (ou grimper, selon comment on parvient à estimer cette déambulation) vers le volcan, les affres, le Tartare (Enfer de Dante, ou espèce de tentation de malheur et du diable faustienne) ; Geoff Firmin incapable de repenti, qui fait mine de mais laisse juste les rares espoirs sans support, paroles dans le vide, lettres jamais arrivées (et Yvonne pleine de rêve de Canada, maigre horizon, et Hugh pensant à ce qu'il aurait pu faire, défendre, en Espagne). La phrase se perd, entrecoupée, changeante sans fin entre l'espagnol, la traduction française, l'allemand ou l'anglais - multiplie les références aux anciens temps mexicains, la trahison de Tlaxcala contre les aztèques, rêve de nuit et de recoins, sinue pour sembler ne jamais se contenter d'un point de vue, d'une narration, use des descriptions sur les bouteilles, de vieilles lettres (bouillonnement incessant qui rugit, bondit d'une idée à une autre). Avec ce trou concentrique, là, la béance pourtant de la mort couvant partout, fêtes des morts et vautours, duels minables de coqs ou de taureaux, pauvre trépassant de bord de route laissé à son sort, et pauvres carcasses qui ne trouvent bien rien pour se maintenir (l'amour en épave, impossible ; le retour à une vie plus digne même pas songé pour Geoff, ne tenant plus qu'à la prochaine gorgée, à ne pas tenir, passivement attendant son pourrissement).
Parmi ces magmas : https://www.senscritique.com/activity/120220/121387
La Littérature nazie en Amérique
Literatura nazi en América
Sortie : 1996 (France). Recueil de nouvelles
livre de Roberto Bolaño
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Dramatiquement drôle exercice d'invention de Bolaño, multipliant des vies littéraires autour des fascismes et héritiers des nazis en Amérique (notamment du Sud), toujours sur le fil du grincement de dents, et des rapprochements avec les réalités politiques des Chili, Argentine, Mexique de la deuxième moitié du XXème siècle. Des cercles littéraires négationnistes apparaissent, sont vantés puis haïs, répudiés ; des putschistes joignent les écrits aux gestes, des tortionnaires véritables transforment leurs massacres en mises en scène, une fasciste éprouve des sentiments pour une trotskiste qui la rejette, et l'espèce de prouesse de projeter des vies loin, loin au-delà de sa propre vie à lui (Bolaño), jusqu'à un futur lointain de 2027. Quelque chose pour rire en plein désespoir, et se dire que quelques personnages pourraient bien exister après tout, tandis que chaque biographie forme elle-même une parfaite petite nouvelle (voire même une grandiose nouvelle, Ramirez Hoffmann, reprenant des éléments d'un autre livre de Bolaño, "Etoiles Distantes il me semble ?). Beau jeu de faussaire en somme.
"En 1988 il publie, cette fois en édition photocopiée de cinquante exemplaires, la nouvelle L’Autruche, une sorte d’hommage aux militaires putschistes, où malgré son admiration affichée pour l’ordre, la famille et la patrie, il ne peut éviter quelques traits d’humour tout à la fois corrosif, cruel, scatologique, et déchaîné, caricatural, parodique, scandaleux, le style Schiaffino en somme."
"Le censeur méfiant dresse l’oreille rapidement. En prenant la première lettre de chaque chapitre on compose un acrostiche : VIVA ADOLF HITLER. Le scandale est énorme. Pérez Mason se défend par le mépris : il ne s’agit que d’une coïncidence. Les censeurs retroussent leurs manches ; nouvelle découverte, les premières lettres de tous les deuxièmes paragraphes forment un autre acrostiche : JE CHIE SUR CE PAYS. Et celles de tous les troisièmes paragraphes : BIENVENU LES USA. Et celles de tous les quatrièmes paragraphes : MERDE A QUI LE LIRA. Et comme chaque chapitre se compose invariablement de vingt-cinq paragraphes, les censeurs et le public en général ne tardent pas à trouver vingt-cinq acrostiches."
"El Cuerto Reich Argentino (Le Quatrième Reich Argentin), sans aucun doute une des entreprises éditoriales les plus étranges, bizarres et obstinées de toutes celles qui se sont développées sur le continent américain, terre fertile en entreprises aux frontières de la démence, de la légalit
Une guerre mondiale contre les femmes
Des chasses aux sorcières au féminicide
Sortie : 5 février 2021 (France). Essai
livre de Silvia Federici
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Compilation et analyse additive de plusieurs articles précédents de Silvia Federici (surtout tirés de Caliban), donc au programme : comment l’événement d'un capitalisme naissant a conduit en germes à des contre-révolutions visant les lésés, les éventuels prolétaires urbains et paysans dont l'activité ne pouvait être captée par ces captations et privatisations de la propriété ; et donc, aux chasses aux dites "sorcières", femmes (et leurs éventuels amis, alliés) notamment âgées qui résistaient aux enclosures, aux expropriations, aux mainmises. Crainte de la paupérisation, écrasement préventive des luttes et insubordinations, rentrées dans le rang forcées par la force. Puis, en deuxième lieu, comment des phénomènes similaires se reproduisent aujourd'hui, notamment en Afrique noire ou en Inde, où tout ce qui peut résister à l'exploitation est rompu, cassé, exilé, ostracisé, avec grand renfort de locaux cherchant à récupérer leur part de pouvoir et de domination. Un peu rapide, parfois à la va-vite (Caliban creuse-t-il plus ces sujets ?), mais éclaircissant dans sa brièveté.
"Le capitalisme est né des stratégies que l’élite féodale – l’Église et les classes terrienne et marchande – a mises en place en réaction aux luttes du prolétariat rural et urbain qui mettaient son autorité en crise. C’était une “contre-révolution“ qui a étouffé dans le sang les nouvelles revendications de liberté mais qui a aussi mis le monde sens dessus dessous en créant un nouveau système de production qui supposait une autre conception du travail, de la richesse et de la valeur au service de la mise en place de formes d’exploitation plus intenses."
"En punissant la sorcière, les autorités punissaient dans le même temps l’offensive contre la propriété privée, l’insubordination sociale, la propagation des croyances magiques, qui supposaient la présence de pouvoirs qu’elles ne pouvaient pas contrôler, et la déviance par rapport à la norme sexuelle qui plaçait désormais la sexualité et la procréation sous l’autorité de l’État."
"La tolérance institutionnelle de la violence domestique crée une culture de l’impunité qui contribue à normaliser la violence publique infligée aux femmes."
La Tour
Sortie : 1959 (France). Roman
livre de Hélène Bessette
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Trombes de mots en catalogues, objets accumulés en pagaille, consommation-reine et apparent-puis-démenti vecteur de bonheur : Louise qui s'éparpille comme les dictions, les narrateurs, les personnes qui sautent à la première ou la troisième, les dialogues sans clairs interlocuteurs. Dans tout ça, comme le fera plus tard Perec dans ses Choses, le couple Marcel / Louise qui s'épuise et vrille au sombre, à ne pas trouver aucune joie possible, à perpétuellement s'échapper l'un l'autre. Une certaine précipitation à jouer de tous les mots, de tous les adjectifs, les phrases d'un adjectif synonyme, aggravant la situation, escaladant la répétition folle de possession. Hélène Bessette s'amuse bien à déformer les écritures, pour tenir à haleter, ciseler juste comme elle y tient, un prix, un chiffre rond, un mot en majuscule au milieu de la page, esseuler d'un retour à la ligne, ou écraser parmi les immenses paragraphes venant s'arcbouter d'un motif, d'une idée soutenue mordicus par toutes les variations des ternes, des peurs, des rares éclats.
"- Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.
Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. A la dérive. A quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.
- On va divorcer, dit-elle.
Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.
Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers.
Les voici conciliés.
Marcel se tait. A son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. A l’hospice municipal. Au canal. A l’accordéon. Au violon. Au litron. A la loterie nationale. A la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. A l’amadou. A la méditation sérieuse et prolongée.
Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques."
Quelques autres choses : https://www.senscritique.com/activity/120220/8464158
L'Opinion, ça se travaille...
Les médias, les guerres justes et les justes causes
Sortie : octobre 2006 (France). Essai, Politique & économie
livre de Mathias Reymond, Serge Halimi, Dominique Vidal et Henri Maler
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Le ton est au grincement permanent - rire jaune et constater avec effarement les égarements de la presse, voire les tactiques pesées et menées de couper court avec le rôle de quatrième pouvoir, du minima d'esprit critique, devant les guerres récentes menées par l'Occident (Kosovo, Afghanistan, Irak, Lybie). Revue en règle des imprécisions incessantes, des informations tissées aux "On dit que" et autres subjonctifs, des journalistes de terrain n'ayant pas le temps ou pas la volonté d'analyse, des partis pris soupesés adroitement par les violents euphémismes (bavures, erreurs) et effacement des victimes civiles causées par les supposés "justes", les deux poids deux mesures qui n'ont de cesse d'être. Par autant d'exemples aberrants, de démonstrations, on constate à quel point le traitement médiatique d’événements aussi graves est charcuté, propagandiste, noyant le moindre esprit critique dans l’œuf, tandis qu'une presse quasi-unanime s'autocongratule de sa "nouvelle probité" face aux "erreurs du passé à ne pas répéter", qui n'avaient pas été reconnues alors, et qui sont répétées ensuite. En bref, naufrage de l'information de guerre (et de BHL avec ça - même sans ça), qui accuse les médias adverses des maux qui lui incombent - lecture des plus saines.
Deux, trois extraits : https://www.senscritique.com/activity/120220/170454
Cahier d'un retour au pays natal (1939)
Sortie : 1939 (France). Poésie
livre de Aimé Césaire
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Le fracas, la colère, le dépassement de cette voix qui s'élève "au bout du petit matin", venant crever abcès et joies, défier les malédictions traînantes des esclavagismes passés, de l'histoire volée, et des puanteurs et des morts qui abondent en putréfaction. De toute la force de sa superbe oralité, Aimé Césaire fait frémir et vrombir : tant d'horreur, et d'énergie sous le joug, et de corps ; tant de douleurs et d'amertumes, et au-delà, quels Soleils, quels embrasements ! Toucher à la fin du monde pour mieux dégager le ciel. De cette poésie implacable, rude, j'ai du mal à évoquer exactement la puissance, les échos - à refouiller et relire, de plus en plus fort.
"Au bout du petit matin…
Va-t-en, lui disais-je, gueule de flic, gueule de vache, va-t-en je déteste les larbins de l’ordre et les hannetons de l’espérance. Va-t-en mauvais gris-gris, punaise de moinillon. Puis je me tournais vers des paradis pour lui et les siens perdus, plus calme que la face d’une femme qui ment, et là, bercé par les effluves d’une pensée jamais lasse je nourrissais le vent, je délaçais les monstres et j’entendais monter de l’autre côté du désastre, un fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane que je porte toujours dans mes profondeurs à hauteur inverse du vingtième étage des maisons les plus insolentes et par précaution contre la force putréfiante des ambiances crépusculaires, arpentée nuit et jour d’un sacré soleil vénérien.
Au bout du petit matin bourgeonnant d’anses frêles les Antilles qui ont faim, les Antilles grêlées de petite vérole, les Antilles dynamitées d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement échouées."
Quelques autres déclamations ici : https://www.senscritique.com/activity/120220/383756
L'Œil en feu (2002)
Orbitor II : Corpul
Sortie : octobre 2005 (France). Roman
livre de Mircea Cărtărescu
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
En grand désordre, en grands débordements, répandre une verve et une imagination mystique, molle, lactée, moite, qui refait le monde et les dimensions, invoquer les ressemblances des corps, la fixation depuis une 4ème dimension, la fornication comme portail vers créer le futur ou retrouver le passé, le papillon comme symbole ultime du cerveau, des passés et présents et futurs, des psychologies. Il y a beaucoup de Pynchon chez Cărtărescu : l'improbable accolade entre des thématiques renouvelées sans cesse, empruntant aussi bien aux religions (surtout bouddhiques, dharmas, troisième œil, éternel retour) qu'aux sciences quelles qu'elles soient (optique, physique quantique, anatomie, mathématiques), aux philosophies et aux loisirs (cirques, statues vivantes). Tout ça forcément jusqu'au dégoût, au mauvais goût, à l'ahanement, à l'improvisation et l'improviste. J'en sors sonné, sans trop savoir quoi en penser, saoulé par bien de la verve autant qu'impressionné par de l'autre - surtout touché par le centre du bouquin, plus intime, probablement partiellement autobiographique, où Bucarest vit et fume, ou Mircea s'agite et retrouve des souvenirs d'enfants.
Puis tout ça se noie dans un maelström confondant, une opalescence pure, un cauchemar de lumières et d'or : est-ce que Joyce sera aussi trop enflé pour moi ? quelle place me laisse un livre aussi virevoltant et fugace ? Toujours pas, donc, mes formes de littératures favorites, et pourtant, bien de la fascination, de l'étonnement.
Quelques mots de l'embrouillamini : https://www.senscritique.com/activity/120220/71813
Sido (1930)
Sortie : 1930 (France). Récit
livre de Colette
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Dans mon bouquin, deux parties très très inégales : Sido pour ainsi dire, et "Les Vrilles de la Vigne", somme de très courtes nouvelles. Sido, clair, débordant dans les fleurs, portraits imprécis, imprécisables, des parents, des frères et de la soeur : touchante énigme des origines, des émotions d'un rien, de deviner ce qui forme un caractère, ce que projette telle et telle personne, tout en explorant les lieux de la Puisaie et de la Bourgogne, Saint Sauveur, Auxerre. Clairement beau.
Puis, la vigne donc : un peu le même ennui que la première fois que j'avais lu des nouvelles de Colette (vraiment pas mon penchant préféré de son œuvre) ; elle fait parler ses animaux domestiques, des êtres qui apparaissent et disparaissent sur trop peu de pages pour infuser tout à fait, dans l'écriture à foison. Jamais sec, toujours bref : un soupir.
Bouts par là : https://www.senscritique.com/activity/120220/441152
Enfance (1983)
Sortie : 1983 (France). Récit
livre de Nathalie Sarraute
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
De touchants essais d'objectivisation d'une vie - qui prenait déjà beaucoup de choses au pied de lettres, expressions littérales, formules inspirants le réel. Donc, recomposer le souvenir avec la nuance de la distance, se rendre compte qu'on risque la déformation, l'embellissement / l'enlaidissement, tenter d'éviter le "moment décisif", le "choc" qui a lui seul déterminerait une vie, pour se limiter au flux, la vague d'enfance. Et dedans, tout de même les changements profonds : la belle mère qu'on se voit aimer de plus en plus, quand la mère en exil russe s'estompe, devient étrangère ; le père toujours épaulant, à l'écrasement, parfois sans saisir et comprendre ; la douleur de n'avoir pas un monde qui nous obéit et nous obéira toujours au doigt et à l’œil, comme magiquement il semble pouvoir parfois le faire en enfant ; rendre compte des choses inaperçues petite et rendues claires par l'âge, les sous-entendus, les conditions humaines, séparations, drames. D'un bel éclat mat, uni, andante.
"Elles sont ainsi maintenant, ces idées, elles se permettent n'importe quoi. Je regarde le décolleté de maman, ses bras nus dorés, bronzés, et tout à coup en moi un diablotin, un petit esprit malicieux, comme les "domovoï" qui jouent toutes sortes de farces dans les maisons, m'envoie cette giclée, cette idée : « Maman a la peau d'un singe. » Je veux essuyer ça, l'effacer... ce n'est pas vrai, je ne le crois pas... ce n'est moi qui ai pensé ça. Mais il n'y a rien à faire, la fourrure d'un singe aperçu dans la cage du jardin d'acclimatation est venue, je ne sais comment, se poser sur le cou, sur les bras de maman et voici l'idée... elle me fait mal...
J'appelle maman au secours, il faut qu’elle me soulage... « Tu sais maman j'ai maintenant une autre idée... Elle a l'air aussitôt agacée... - Qu'est-ce que c'est encore ? - Eh bien, je pense... que tu as... la peau d'un singe... » elle va regarder ce que j'ai là, ce qui a poussé en moi, malgré moi, nous allons le regarder ensemble...c 'est si ridicule, si grotesque... on ne peut que s'en moquer, elle va éclater de son rire qui me fait toujours rire avec elle, nous en rirons toutes les deux et l'idée s'en ira là d'où elle est venue... là où elle est née... quelque part hors de moi, dans un lieu que je ne connais pas... Ou encore maman dira : « Eh bien, j'en suis ravie. Tu te souviens comme ils étaient mignons ces petits singes. »"
"Que je cède, que je consente à avaler ce morceau sans l’avoir d’abord rendu aussi liquide qu’u
Austerlitz (2001)
Sortie : 2001 (France). Roman
livre de W.G. Sebald
Rainure a mis 8/10.
Annotation :
Tombe forcément dans mes Amours pour la poussière, les antiquités, l'archive et creuser dedans, la fouille. Grand roman par voix interposée de voix - raconter ce qui nous est raconté de ce qui nous est raconté - où s'accumulent les souvenirs et ce qu'on peut en reformer, la recherche difficile, par bouts impossible, du temps perdu / de l'enfance / de l'identité arrachée suite à l'éclatement, la diaspora, les rafles. Confronter alors ce que l'on parvient à reformer - parcellaire, inexistant autrement que purement dans l'esprit, diaphane et enjolivé / cauchemardé - par les traces officielles, les photos jaunies, les plans de bâtiments, les architectures, les noms perdus. Donc la quête interminable de ce qui nous forme et maintient, avec un bout d'histoire du XXème siècle de l'Europe en prime, de quelques leçons d'architectures ou d'urbanismes, forteresses Vauban, gares et leurs dômes. Parmi les passages les plus bouleversants, Austerlitz revisionnant à l'infini un témoignage filmé (sous la forme d'un document de propagande) du camp où très vraisemblablement est passée sa mère, et sa demande de ralentir et ralentir ces extraits, déformant le film pour peut-être bien reformer plus véritablement le dramatique, spectral des personnes filmées, défigurant la musique et les démarches (et magnifique pixellisation des photos des figures repérées).
"[…] si je songe à tout ce qui sombre dans l’oubli chaque fois qu’une vie s’éteint, si je songe que le monde pour ainsi dire se vide de lui-même à mesure que plus personne n’entend, ne consigne ni ne raconte les histoires attachées à tous ces lieux et ces objets innombrables qui n’ont pas, eux, la capacité de se souvenir […]"
Par-là, d'autres extraits : https://www.senscritique.com/activity/120220/151324
L’Université de Rebibbia (1983)
L'università di Rebibbia
Sortie : septembre 2013 (France). Récit, Autobiographie & mémoires
livre de Goliarda Sapienza
Rainure a mis 7/10.
Annotation :
Toujours pas aussi marquant que "Positano" dans mes découvertes un peu aléatoires des livres de Goliarda Sapienza, mais tout de même : creuser les silences et habitudes à se refaire en prison, comme réapprendre une vie autre, et trouver dans l'univers carcéral comment refaire d'autres cercles (connivences, partages et échanges de nourritures, entraides) et comment persistent certains marqueurs de classe (les vocables chahutés ou les réflexions philosophiques, les confiances facilitées ou impossibles, les airs de ne-pas-y-toucher, l'insolence de trop de propreté et de tenue. Et avec tout ça, beaucoup de violence et d'oppositions, de craintes ou de désirs, le suicide ou la sortie de prison, les gardiens qui restent des gardiens, pas toujours vouloir manger, se laisser dépérir ou au contraire parvenir à sereinement attendre le jour suivant - pas d'évidences ni de clichés, juste la vie comme Goliarda a pu la connaître, et on lit beaucoup d'estime pour chacune de ses co-détenues là-dedans, de la passion et encore même là, de la joie.
"Dès que j’ai été dehors, au lieu de voir qui il y avait et qui il n’y avait pas, je me suis jetée comme une forcenée dans une exaltation poétique, et j’ai marché, le menton levé, à la façon d’une personne qui se délecte toute seule d’une promenade au milieu des champs. Ce n’est pas l’endroit… Ici le réel est tellement puissant, les douleurs de chacun tellement à la limite du supportable, qu’il suffit d’une attitude de sérénité excessive pour vous rendre incongru et suspect."
"Mais ma personne paraît de peu d’intérêt dans ce grand chaudron de personnalités, de destins, de déviations dans lequel je suis plongée. Ici dedans, nous, privilégiés par nos familles, par les milieux où nous avons vécu depuis le berceau, protégés depuis l’enfance du vrai besoin, nous restons des ectoplasmes anémiques, ni bons ni méchants, ni honnêtes ni malhonnêtes, en comparaison de cette bande de pirates qui, d’une façon ou d’une autre, ne s’est pas résignée à accepter les lois injustes du privilège. Entre nous, ectoplasmes du dehors, commence même à se murmurer que les classes n’existent plus. Pauvres rêveurs ! Que ne donnerais-je pour les traîner tous voir ici à Rebibbia – ne serait-ce qu’une semaine – la synthèse claire et sans appel du monde du dehors avec, heure après heure, son éternelle reproduction du jeu du vaincu et du vainqueur, du serviteur et du maître…"
"Impénétrabilité de l’espace carcéral, avec ses lois oniriques de dilatation et de cont
Carénage
Sortie : août 2011 (France).
livre de Sylvain Coher
Rainure a mis 4/10.
Annotation :
De loin le pire Coher que j'ai pu lire - toujours la recherche d'hyperbolisation, de magnificence du pur mouvement (dans les autres romans que j'ai pu lire de lui : on recherche la marche, ou la course, ou les nœuds du navire). Cette fois, c'est la moto, et des journées à rien d'autre que foncer sur les routes des Vosges, les cols du Bonhomme, les départementales et autres embranchements. Mais par-delà tout ce procédé (très stylistique, lourd à force de n'être que ça, que cette accumulation mythique, ces comparaisons incessantes), l'insupportable de la trame même, l'humanisation de la moto comparée sans cesse à la copine, et les jalousies, et les rivalités - plein d'écueils, de lieux communs, d'extravagances pénibles, d'allégories mord-moi-le-nœud, chiantes et revues. De quoi lever les yeux à répétition.
"Les choses sont telles qu’elles sont et parfois d’autres choses également.
Un motard est une mouche qui voit de tous les côtés et ne se pose pas. Un vrai motard ne relâche jamais son attention. Il est incapable d’apprécier d’un seul coup d’œil tous les éléments qui composent le paysage et la vitesse seule procède à l’inventaire. La vitesse organise le décompte. Elle élimine systématiquement ce qui vient et va toujours chercher ce qui suit, sans jamais s’interrompre.
Anton devançait d’une longueur les panneaux signalétiques, les chemins de traverse et les nids-de-poule comme si son regard plus rapide encore fonçait en avant et fouinait en bon éclaireur pour signaler au plus vite toutes les informations routières à la machine de guerre lancée à ses trousses. Savait rien qu’au bruit du moteur dans quelle direction soufflait le vent. Savait d’autres choses par instinct dont il ne savait rien.
Que les machines chantent.
Et les machines chantèrent."