Sansal livre la vision d'un monde terrifiant, celui de la promiscuité et de l'obscurantisme d'où toute téléologie a été retirée. La vie n'y vaut plus que par d'incessantes diversions et un cortège pesant d'observances qui rythment la vie de tout fidèle (puisqu'on n'y parle naturellement pas de citoyen).
On suit donc le chemin de rébellion d'un béotien sans âge (il a trente ans mais le corps d'un vieux) qui ne se satisfait plus de son gloubi boulga quotidien.
Et voilà qu'au milieu du récit initiatique invraisemblable, un authentique et unique coup de théâtre renverse véritablement le récit. Au milieu de cet ordre immuable, de cet équilibre parfait des potentiels collectifs et des velléités individuelles apparaissent des comportements et des caractères reconnaissables. Oui, dans un monde vitrifié dans l'inanité, les ambitions et la lutte de pouvoir dans ce qu'elle a de plus organique voire méthanique émerge soudain et vient libérer ce monde asséché qu'est l'Abistan de sa malédiction, la torpeur séculaire.
Comme le veut l'usage, la dystopie est construite en partant de la fin. Le héros se réveille (quasi-littéralement) dans un monde sclérosé et quadrillé par un système de surveillance et de rites, dont la surveillance et l'observance composent l'occupation et même le métier des gens. Tout ceci est inspiré directement par l'Islam et laisse s'échapper ainsi un parfum oriental des pages de Sansal.
Comme toujours dans ce genre d'histoire, une masse de haut dignitaires gouverne au-dessus d'un plèbe occupée à se souler de racontars jusqu'à l'ivresse meutrière collective. Comme chez Orwell, on retrouve les guerres, la mobilisation contre l'ennemi commun extérieur dont les séides se propagent silencieusement à l'intérieur. On nous évoque des déplacements réguliers de population, des célébrations sacrificielles au stade, des lynchages sous forme de lapidation ou autre, des combattants envoyés mourir au front. Dans ce monde statique, l'illusion du mouvement est perpétuelle.
Mais le narrateur décrit le monde, plus se pose la question de se formation. Pour parler comme un physicien, du régime transitoire qui permet l'avènement de ce singulier et inoui équilibre. Et c'est là que l'univers de Sansal peine à convaincre. On nous parle de plusieurs guerres mondiales, dont les résultats n'ont pas été proclamés et dont personne ne sait l'issue avec certitude, puis on nous explique plus loin dans le récit où on évoque la défaite de BigBrother, d'une hypothétique frontière entre l'Abistan et un autre monde tout aussi fantasmé. On nous parle d'ennemis intérieurs parqués dans des ghettos. Et revenant au coup de théâtre, par nécessité narrative ou justification a posteriori d'un tel ordre non-naturel (pour reprendre les catégories de Pascal), advient le complot. Ainsi les personnages importants de l'Abistan, loins d'être des entités dématérialisées comme le suggérait 1984, sont en réalités de véritables cheikhs rêvant d'avancement dans l'ombre de la religion toute-puissante.
Le coup de théâtre n'a pas tant lieu dans le récit que dans la portée des intentions de l'écrivain.
Alors qu'il s'évertuait à dénoncer un système dans son ensemble et à travers lui, une certaine manière de coupler la religion au politique spécifiquement islamique, il met soudain les formidables outils de propagande et de contrôle au service de l'ambition de quelques uns. Le héros est ramené à sa condition d'imbécile heureux et de dupe et Sansal ne nous a pas plus convaincus qu'au début du caractère vraisemblable du monde qu'il décrit. Ce n'est plus Cassandre qui nous avertit, ce sont les mille et unes nuits qui nous divertissent.
C'est à mon sens un essai raté : l'écrivain propose de plonger le totalitarisme orwellien dans les eaux culturelles arabo-islamiques. Si la critique du fonctionnement sectaire et clanique de ce milieu culturel est convaincante, la perspective historique de sa transformation en totalitarisme ne m'a pas convaincu : quel rapport entre la guerre permanente, l'ennemi intérieur et l'âge des mockbis?
Petite déception au niveau du récit en lui-même, les péripéties sont peu nombreuses, molles et peu surprenantes. Un 6 généreux, parce qu'on est quand même dans le Zeitgeist.