Regarder les images de guerre, comprendre leur récit au-delà de l’effroi et ses échos actuels.

À la fin de l’année 1911, l’écrivain et correspondant de guerre Gaston Chérau est envoyé en Tripolitaine (sur le territoire de l’actuelle Libye) par le quotidien Le Matin pour couvrir le conflit italo-turc. De ce photoreportage pour un quotidien dévoué à la cause d’une Italie soucieuse de renforcer sa légitimité de puissance coloniale, tout en exerçant une domination implacable sur la population locale, il reste aujourd’hui plus de deux cent images, matériau de cet essai.


«Mais les photographies survivent aux circonstances dans lesquelles elles ont été prises et elles finissent toujours par dire plus et autre chose que ce qu’on voulait leur faire dire.»


À partir de ces photographies, Jérôme Ferrari et Oliver Rohe sondent la construction d’un récit de propagande par les images, proposent une interprétation des signes que renvoient ces clichés, en particulier les images, insoutenables, de pendaisons de libyens au milieu de la foule, et interrogent en même temps la possibilité d’en rendre compte en littérature, en montrant ces images (plusieurs d’entre elles sont reproduites ici, de même que des extraits du journal de Chérau insérés dans le récit).


«La propagande italienne, telle qu’elle s’élabore dans les images de Chérau, s’évertue à changer notre perception de la nature du conflit en Libye, plus encore qu’à adresser aux pays occidentaux une impression fallacieuse de triomphe, d’ordre imperturbable et de gouvernance sereine. Elle vise à faire oublier que l’Italie s’est aventurée dans une conquête coloniale à laquelle fut immanquablement opposée une guerre irrégulière, la multiplication d’actes de résistance et de guérilla, la constitution progressive d’un ennemi populaire total ; en lieu et place de cette guerre réelle, la fiction qu’elle était plutôt engagée dans une chasse aux assassins, aux criminels et aux vagabonds, sur un territoire qui lui revenait depuis toujours.»


Les autres clichés de Gaston Chérau alimentent aussi la propagande, en montrant la vie quotidienne des soldats pour créer la compassion, mais les photographies de pendaison sont le cœur noir de ces archives, qui au premier abord annihilent la pensée, en frappant d’effroi celui qui les regarde.
En dévoilant leurs hésitations premières à écrire et à montrer ces images, les auteurs mettent en lumière leur questionnement moral et le mouvement pour surmonter le sentiment initial d’horreur que ces images suscitent, et, en spectateur émancipé du matériau par un regard approfondi, pour pouvoir interroger la manière dont elles interpellent notre sensibilité, un siècle plus tard, en regard des interventions militaires occidentales actuelles, l’invasion de l’Irak en particulier.


«à Tripoli, pour l’une des premières fois dans l’histoire, la présence des journalistes et des photographes s’inscrit dans un dispositif de contrôle des images parfaitement pensé, si bien qu’il m’a fallu admettre ce qu’il m’avait été d’abord impossible d’imaginer : cet alignement de pendus n’est pas censé symboliser le crime, encore moins le dénoncer, mais louer au contraire l’inaltérable sérénité de la justice, la tranquille rigueur de la civilisation face au bouillonnement désordonné et sanglant de la barbarie. Il ne s’agit pas d’établir une symétrie dans l’horreur, comme nous l’avions spontanément pensé – ou plutôt comme nous l’avions cru sans nous donner la peine de penser – mais de réaffirmer, aux yeux des lecteurs du Matin, dont la direction met alors un point d’honneur à se conformer aux souhaits de l’Etat-major italien, que l’ordre du monde repose sur une asymétrie indépassable, profondément rassurante, au sein de laquelle le bien et le mal sont séparés de telle sorte qu’ils ne peuvent jamais se refléter l’un l’autre.
Les Italiens venaient d’apprendre la nécessité de la communication.»


Les images assujetties à un message de propagande, récit officiel conçu pour donner à la nation italienne le visage de la justice et de la civilisation, et à l’ennemi indigène l’apparence du barbare, ces images des suppliciés libyens (cadavres qui semblent à peine être des hommes, dont l’individualité est niée) où c’est "la qualité d’homme qui est visée et atteinte", semblent annoncer d’autres meurtres de masse du XXème siècle, dont on trouve des échos ici.


À l’heure où peur et propagande peuvent facilement brouiller notre vision du monde, cet essai, paru en octobre 2015 aux éditions Inculte dernière marge apparaît comme une lecture nécessaire et précieuse.


Retrouvez cette note de lecture sur mon blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/11/15/note-de-lecture-bis-a-fendre-le-coeur-le-plus-dur-jerome-ferrari-oliver-rohe/


Pour acheter ce livre chez Charybde, c'est par là :
http://www.charybde.fr/collectif/a-fendre-le-coeur-le-plus-dur

MarianneL
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le 15 nov. 2015

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