Dès son premier livre, Liberté dans la montagne (éditions Corti, 2013), la marche d’un vieil homme et d’une petite fille dans les montagnes, remontant le cours d’une rivière jusqu’à sa source sans que l’on ne sache pourquoi, j’ai été happée par la magie particulière du texte de Marc Graciano, par la force de la voix et par l’acuité du regard qui sous-tend une écriture d’une précision extrême.


J’ai pourtant tourné longtemps autour du Pays de la fille électrique, présenté par Ismaël Jude et Claire Fercak, libraires d’un soir chez Charybde en 2017, entamant et abandonnant le prologue, avant de réussir enfin à le lire – ébahie et subjuguée par le choc de ce grand livre.


Au pays de la fille électrique, troisième roman de Marc Graciano publié en 2016 chez Corti est le premier situé dans la période moderne, les deux précédents (Liberté dans la montagne et Une forêt profonde et bleue) se situant dans un Moyen-âge indéterminé et mythique, mais les trois romans forment un triptyque aux multiples échos.


En une accumulation de violence insoutenable, le prologue terrible de ce roman décrit sans aucune émotion comment une jeune femme enlevée à proximité d’une boîte de nuit est systématiquement violée et torturée par quatre hommes dans un hangar, avant d’y être laissée pour morte. L’allure, l’apparence physique et la tenue vestimentaire de ces quatre individus est décrite avec beaucoup de précision, leur attelage hétéroclite dressant un tableau sinistrement banal de quatre facettes de la vulgarité masculine. Ce prologue, bloc compact de texte extrêmement éprouvant, est un indispensable abordage traumatique avant la traversée, le reste du récit.


Après une ellipse temporelle – un trou noir -, on retrouve la jeune femme, seule, marchant au bord de la nationale pour gagner l’océan. Elle marche, se nourrit sommairement, se lave consciencieusement, se faufile aux marges des villes et dans la nature. Elle a été déliée de toute vie sociale, traîne ses affaires dans un gros sac poubelle. Avec son corps de liane plein de grâce, ses vêtements délavés et usés, elle a désormais une drôle d’allure d’exilée, le regard vague et fiévreux et le buste droit, la fragilité alliée à une force miraculeusement épargnée.


2.
Elle était de grande taille et elle était très maigre, et elle avait de longues jambes très souples et nul doute qu’elle avait fait beaucoup de danse depuis l’enfance, et elle marchait de son immense pas de danseuse sur le bord de la nationale, et elle possédait des cheveux longs et blonds qui étaient coiffés en dreads minces, comme si elle avait omis de défaire de fines tresses qu’elle aurait possédées autrefois et qui se seraient transformées en dreads au fil du temps, et elle avait attaché sur une dread, avec un petit élastique rose, des plumes d’oiseaux qu’elle avait trouvées sur le bord de la nationale et qu’elle avait trouvées belles et les plumes flottaient doucement dans les remous de l’air durant sa marche, et elle possédait un visage long et mince avec une peau hâlée par le soleil et l’air libre, et elle possédait un petit nez écrasé et dévié à sa base, et elle possédait, sur la lèvre inférieure, une mince cicatrice qui serait restée invisible si la pâleur de la cicatrice n’avait pas contrasté avec le hâle du visage, et ses yeux étaient bleus comme le ciel et continuellement brillants et comme électrisés, et son regard semblait si perdu à tous ceux qu’elle croisait sur sa route que, lorsqu’ils l’observaient passer, ils avaient l’impression qu’elle ne les voyait pas, ou que, même, elle aurait eu la bizarre certitude, tellement elle n’aurait pas existé, que c’étaient les autres qui ne la voyaient pas.


Le texte a mué, changé totalement de forme, retrouvé des pauses et des respirations. Après le bloc compact de violence, cette seconde partie, « As-tu jamais été (au pays de la fille électrique) » se compose de longs paragraphes d’une seule phrase, numérotés de 1 à 84, décrivant la marche de la jeune femme, son allure et ses actes – forme emblématique de cette déliaison, d’une dissolution indispensable de son être social. Poursuite d’une existence tendue vers un seul but, l’océan.


Quelques rares rencontres émaillent ce chemin, un infirmier particulièrement touchant d’humanité lors d’un bref séjour dans une institution psychiatrique, respectant ses secrets, ou encore un vieux gitan en habit de cowboy. Marc Graciano nous épargne toute morale, introspection ou psychologie, mais nous offre une extraordinaire accumulation du regard, la nature et la grâce comme baumes, la force de la poésie face à la violence.


45.
Il y avait un infirmier ou une infirmière qui travaillait par demi-journée dans cette petite unité où elle avait été mutée, et le jeune infirmier y travaillait presque toujours l’après-midi et c’était exceptionnel qu’il ait été là à son réveil dans l’autre unité, et si tous les autres infirmiers et infirmières cherchaient plus ou moins à la faire parler et à savoir ce qu’elle pensait, il ne lui demanda jamais rien, et, pour tout dire, on aurait eu l’impression qu’il n’était pas infirmier et cette impression était amplifiée par le fait qu’il ne portait pas de blouse comme les autres mais ses fameuses chemises à carreaux qui lui donnaient l’allure d’un Jésus déguisé en bûcheron, et on sentait qu’il était profondément gentil et serviable, et il était d’une pat ience infinie avec les patients bizarres, et le plus surprenant était qu’il ne leur parlait pas comme à des idiots mais comme à des gens normaux, et même, des fois, il leur tenait des discours un peu compliqués mais toujours en vrais, et les patients bizarres donnaient l’impression de toujours le comprendre, et, quand il travaillait l’après-midi, tout le monde était beaucoup plus calme dans l’unité, même les autres infirmières et infirmiers.


L’épilogue qu’on ne dévoilera pas, comme une envolée du cœur du traumatisme, clôt ce roman dans lequel on entre en serrant les dents, au cœur de la terreur, et que l’on termine plein d’admiration face à son audace et son souffle lumineux.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde : https://charybde2.wordpress.com/2020/07/31/note-de-lecture-au-pays-de-la-fille-electrique-marc-graciano/

MarianneL
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le 31 juil. 2020

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