Maintenant que – le succès de la Route, la déforestation amazonienne, la mode zombie et les fanfaronnades des autocrates à bouton nucléaire aidant – les librairies ne cantonnent plus le post-apocalyptique aux rayons pour geeks, généralement près des mangas et assez loin de la littérature sérieuse, à présent, disais-je, on peut continuer à trouver des livres qui ne se contentent pas d’exploiter le filon. Brûlées en fait partie, abordant le sujet avec un point de vue et un parti pris esthétique authentiques, principalement faits de froideur et de désarroi masqué : « Un type somnole à côté de Silas. Sa figure est très bleue et, lorsque Silas le touche, il se rend compte qu’il est froid comme une pierre. Il y a de pires façons de mourir » (dans « Le Surveillant », p. 57).
Lisible comme un recueil de huit nouvelles indépendantes mais reliées entre elles – c’est-à-dire que le lecteur doit combler les vides entre elles – plutôt que comme un roman de huit chapitres, le livre d’Ariadna Castellarnau se construit autour du vide : c’est un vide énergétique et alimentaire qui marque le décor et la chronologie, souvent un vide moral qui structure les relations sociales (« On ne donne quelque chose qu’en échange de tout », dans « Sibérie », p. 70), le vide encore qui tient lieu de biographie et de caractère à l’ensemble des personnages.
Ainsi, lorsque une survivante décide de quitter ce qui semblait un havre de paix, ce n’est que pour limiter temporairement l’expansion du vide : « à partir de maintenant elle n’aurait d’autre détérioration à supporter que la sienne » (dans « Tout brûle », p. 87). Mais si les figures qui parcourent Brûlées sont des pantins, ce n’est pas parce que l’auteure n’aurait pas réussi à les faire vivre : c’est le monde qui a causé leur abattement.
Aucune d’elles n’a de perspectives : si la terre de Brûlées n’est pas morte, elle agonise et c’est absolument sans espoir. Autant le passé est quelquefois traité, sous forme d’allusions ou de références laconiques lorsqu’il est collectif (« la Démolition, lorsque les gens se sont mis à détruire leurs possessions par crainte du mal », p. 66), un peu plus en détails lorsqu’il est individuel, par exemple dans « La Tigresse » ou « Le Grand Feu » : « Le jour de mes douze ans, le Gallois me mit dans les bras un fusil calibre vingt-deux et me dit “en route” » (p. 127) ; autant l’avenir n’est jamais évoqué.
D’une manière générale, et comme dans le roman de McCarthy – et à la différence de la Peste écarlate de Jack London, par exemple –, la question de l’individu reste au centre des récits. Ce n’est pas parce que tous les survivants sont dans la même galère qu’ils sont tous d’accord, ou qu’ils n’ont pas d’identité : « Les suicidés méritaient seulement que nous les oubliions, que nous les écartions de nos vies de la même façon qu’eux s’écartaient de nous » (p. 154-155), déclare la narratrice du « Grand Feu », et c’est bien là son avis.
On aura remarqué que comme dans les bons romans post-apocalyptiques, tout ne tourne pas autour de l’Apocalypse : « Les enfants jouaient à faire des boules de neige et à les jeter avec violence. Ça n’a rien de drôle de jouer avec la neige dans un endroit où il y a presque toujours de la neige » (p. 142-143) ; c’est encore la narratrice du « Grand Feu », qui parle – par ailleurs probablement la meilleure nouvelle du recueil.
On peut reprocher à Brûlées de beaucoup suivre la Route. Mais quel récit post-apocalyptique un minimum sérieux peut s’éloigner de la Route ? Et puis il y a de pires modèles.

Alcofribas
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le 5 nov. 2018

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