Chien-loup
7.1
Chien-loup

livre de Serge Joncour (2018)

À ma gauche, le dompteur et ses lions, et Joséphine, la jolie veuve enamourée. À ma droite le gros chien mystérieux et Franck le producteur sur le retour et ses associés squales. Un siècle les sépare (1914 ou 15, à gauche et 2017 à droite), mais pas le lieu : des collines isolées dans un coin perdu du Lot. Tout est en place pour un double drame, mené en parallèle. Chaque chapitre nous fait enjamber un siècle d’histoire. Un vrai caprice d’auteur. Un exercice de style écartelé entre peurs ancestrales et vieilles superstitions, d’un côté, sur fond de première guerre mondiale dont on a peu d’échos et la sauvagerie du monde des affaires du 21ème siècle qui a oublié toutes mesures. J’espérais quelques envolées héroïques, de hauts faits époustouflants à la mesure de la mise en scène et du lieu… Mais non. D’une extrémité du siècle à l’autre, à chaque époque, on sent qu’il va se passer quelque chose, mais il faut se rendre à l’évidence : il ne se passe RIEN et on s’ennuie pas mal. Sans doute suis-je trop matérialiste, on aurait dû m’avertir qu’il s’agissait d’une fable, d’un conte mollasson, d’une incongruité sans queue ni tête ce qui, au moins, pardonnerait les incohérences.


Pour preuve, j’en rapporterai deux exemples assez divertissants.


Au début du siècle dernier, un dompteur est donc arrivé dans cette région reculée, avec huit fauves de près de 250 kg chaque des cages en acier individuelles, une grande cage commune et une immense cage de piste, toujours en acier, de plus de 4 m de haut, une idée de la masse de tout cela ? … Le tout sur des… charrettes, deux voitures-cages attelées à quatre chevaux. Quatre chevaux ? Mais quels chevaux, sans doute ! D’une puissance exceptionnelle car cent ans plus tard, dans son 4 x 4 de 300 CV, dans la même côte, Franck a souffert : « Très vite la montée s’avéra coriace, d’autant qu’il y en avait deux kilomètres, deux kilomètres de sente pierreuse et défoncée, avec une déclivité de 40 %, il avait un mal fou à retenir ces trois cents chevaux, une puissance totale qui hissait l’Audi mais qu’il fallait dompter […] Les capteurs et le Park Pilot bipaient de toutes parts, l’électronique de veille s’affolait… » (De la supériorité animale).


Je suis bien vieux, malheureusement, mais je n’étais quand même pas né en 1914. Ainsi je ne peux donc pas certifier qu’à cette époque les barreaux des cages n’étaient pas en acier chromé, ce dont je doute fort, pour ce qui est de l’acier inoxydable, il faudra encore attendre une bonne dizaine d’années pour commencer à voir une vulgarisation de cet alliage et certainement pas pour les cages de cirque. Néanmoins, cent ans après l’installation de la cage en pleine nature les barreaux brillent toujours d’un vif éclat (brillaient-ils seulement quand ils étaient neufs ?) au point d’être visibles depuis un satellite : « En revanche, à l’est du gîte, on apercevait (sur la photo), on remarquait une brillance en haut à gauche, un halo étincelant au cœur d’une masse sombre. On aurait dit un gigantesque éclat de soleil… » (Le cirque Pinder en avance sur son temps… Tout pour éblouir ses spectateurs !).


Trêve de plaisanteries. Vous me direz que ces détails sont secondaires. Pour moi, ils discréditent le reste. Que voulez-vous.


Quant au personnage central, c’est le chien éponyme qui n’a pas de nom ! Qui se prend d’amitié pour Franck qui déboule dans son univers. Qui est ce chien ? Un molosse à l’air sauvage. Le chien de braconniers ? Le chien du boucher ? Toujours est-il qu’il est supérieurement intelligent, il comprend toutes les volontés de Franck, il ne lui manque que la parole. Quant à être dans une fable, pourquoi ne pas lui donner des super-pouvoirs ? Et bien, il en a si peu que lorsque Franck lui confie enfin une mission, il est incapable de la remplir ! Bravo le Chien !


Bon. Allez, ça vaut bien trois… quatre Étoiles, tous ça, et c’est cher payé, n’est-ce pas Madame le Professeur ?


Cela n’empêche pas la grosse majorité des lecteurs d’aimer et même d’aimer beaucoup ce livre, au point de lui décerner le Prix Landerneau des Lecteurs 2018. Désolé, s’il n’y en a qu’un, je peux bien être celui-là ? Non ? Je n’ai donc pas été emballé, mais pas du tout !... À l’exception de deux points particuliers (j’ai assez rapporté de négatif) :


En premier lieu, j’ai beaucoup aimé la caricature des “greffés”. Ces gens qui, aujourd’hui, se comptent par millions et dont le nombre ne cesse de croître. Ils sont complètement coupés du monde (alors qu’ils sont persuadés d’y être “hyperconnectés”) en permanence hypnotisés par leur greffon. Mais pour Franck, son greffon ne lui sert plus à rien, en zone blanche, c’est devenu une chose muette, inutile, en pleine crise de rejet. Alors il s’affole et devient littéralement fou… comment vivre sans une partie de soi-même ? Il est pathétique et horripilant, le pauvre.
Quant à ses associés en “visite” quand ils découvrent leurs greffons inutilisables c’est une CATASTROPHE qu’ils n’avaient jamais imaginé pouvoir vivre un jour. Ainsi, lorsqu’après avoir passé une nuit, dehors, sous un orage, on les retrouve, trempés, épuisés, « Ils étaient à bout. Leurs téléphones avaient dû prendre l’eau et étaient déchargés depuis longtemps, pourtant chacun tenait le sien dans sa main comme un môme ne lâche pas son doudou. »
En tous lieux publics, je vois autour de moi des représentants de cette nouvelle humanité, aliénée à leur greffon au point d’oublier de s’adresser à la personne en face d’elle. (N’étant pas accro moi-même et appréciant cette critique de la société, j’ajouterai volontiers une demi-étoile)


Et enfin, ce qui reste pour moi, la pièce maitresse du livre, c’est Franck (végétarien depuis dix ans), le citadin découvrant un marché de campagne :
« C’était brutal après une nuit passée dans un trop plein de silence. Alors il longea les étals tout en les observant, il les voyait comme les ornements d’un autre monde, un monde bucolique et coloré auquel il ne participait pas. Lise qui était farouchement végétarienne n’aurait pas été à l’aise devant cette profusion de charcuterie préparée par des producteurs artisanaux, des jambons divers et variés, des saucissons suspendus et des conserves, des piles de bocaux, des pâtés, des terrines confectionnées à partir de toutes sortes de chaires d’animaux écrasés, cuisinés, compactés … Quand même, il tomba aussi sur quelques stands de légumes, des légumes qui lui semblaient bien gros, il ne voyait aucune indication certifiant que c’était du bio, qu’importe, il y avait là une effervescence vivace, comme s’il était au centre d’un gigantesque estomac, un estomac vorace qui boufferait de tout, de la viande, des légumes, des fruits, de la charcuterie et du poisson, ça s’agitait partout, les clients et les commerçants avait tous l’air de se connaître, chaque transaction durait longtemps parce que tous se parlaient, les gens qui se croisaient se parlaient également, il y avait quelque chose de goinfre dans tout ça, d’abondant, de festif et peut-être même d’heureux, oui ces êtres semblaient unanimement heureux, heureux de se retrouver au carrefour de leurs appétits. »
Et je vous laisse découvrir LE boucher impérial et magnifique trônant au milieu de son étal rutilant. (Va pour une demi-étoile supplémentaire !)

Philou33
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le 8 oct. 2018

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Philou33

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