Récemment, j'ai visité la section "Mythologies personnelles" du Centre Pompidou et j'y ai vu, pour la première fois, des œuvres de Sophie Calle grandeur nature. Pas plus convaincue que cela, j'avais tout de même envie d'en connaître plus sur le travail de cette artiste contemporaine devenue incontournable. J'ai donc emprunté à la bibliothèque le seul ouvrage disponible. Et bien qu'il ne m'ait pas non plus emballée pendant la première partie, "Douleur exquise" fait à présent partie des quelques livres qui m'ont arraché des larmes, des larmes, et encore des larmes, et que je ne suis par conséquent pas prête d'oublier.


La douleur exquise à laquelle fait référence dans le titre Sophie Calle n'a rien de tristement délicieux, comme on pourrait le croire. Il s'agit d'un terme médical à la définition suivante : "douleur vive et nettement localisée". Sophie Calle a choisi de partir, en 1984, au Japon pendant trois mois, peut-être pour éprouver les sentiments de l'homme de sa vie (l'artiste Martial Raysse, jamais nommé, mais qu'on reconnaît à certaines allusions). Celui-ci lui avait laissé entendre qu'il était fort possible qu'il ne l'attende pas aussi longtemps, tout en lui donnant rendez-vous, à la fin de son séjour, en Inde. Elle va détester son voyage, son séjour et ne vivre pendant ces trois mois que pour le retrouver. Ce qui n'adviendra pas, puisqu'il va la quitter, de façon assez peu élégante, par téléphone, le soir-même de leur rendez-vous. Rideau sur la première partie du livre. En seconde partie, elle met en scène la thérapie, ou plutôt l'exorcisme qu'elle a choisi de pratiquer pour évacuer sa douleur, qui lui paraît alors la pire de sa vie. Elle va rencontrer des gens à qui elle va raconter, inlassablement, l'histoire de sa rupture. En échange, ils répondront à cette question : "Quand avez-vous le plus souffert ?" Elle arrête le processus lorsqu'elle a enfin fait le deuil de son histoire d'amour.


La première partie, consacrée au long voyage en train et au séjour au Japon, ne m'a pas plus enthousiasmée que ça. Certes, il y a tout un travail sur l'autobiographie, notamment l'utilisation de photographies, non pas techniquement superbes, mais au contraire voulues comme très ordinaires, prises à la manière de Polaroids. Certes, la mise en scène du compte à rebours avant la rupture, des objets, des personnes et des lieux qui jalonnent cet épisode et qui devraient faire office d'alarme, comme le temple du divorce, n'est pas inintéressante. Les dernière pages, surtout, qui montrent Sophie Calle tout à sa joie de retrouver M., préparant soigneusement leur rendez-vous, serrent un petit peu la gorge. Nous, lecteurs, contrairement à elle, savons déjà que cette joie sera rapidement et sérieusement mise à mal.


Mais c'est dans la seconde partie que, d'une part, le travail de Sophie Calle m'a paru le plus intéressant, d'autre part que l'émotion va réellement affleurer. Sophie Calle va répéter inlassablement le récit de son histoire d'amour avec M., de façon quasiment identique pendant de nombreuses pages, puis le remaniant peu à peu et le raccourcissant. Les pages sont devenues granuleuses au lieu de lisses en première partie, et mates au lieu de brillantes. Le récit de Sophie Calle est imprimé en lettres blanches sur fond noir sur la page de gauche, avec en en-tête, inlassablement, la même photo d'un téléphone rouge dans une chambre d'hôtel : ce même téléphone par lequel elle a appris que M. la quittait. En regard de ce récit, celui des personnes qu'elle a rencontrées, imprimé en lettres noires sur fond blanc, avec la photo d'un objet ou d'un lieu représentant leur histoire. Peu à peu, les lettres blanches du récit de Sophie Calle vont s'effacer, le ton va devenir plus drôle, même s'il est teinté d'amertume. Page 99, elle s'est débarrassée de sa douleur. Face à cette souffrance, somme toute, comme elle le dit elle-même, banale, des témoignages de toutes sortes : beaucoup de récits sont liés, naturellement, à la mort. A des suicides, assez souvent. Mais pas seulement, et l'histoire d'une humiliation subie enfant parce qu'on a triché au Nain jaune, d'un mal de dents, racontée parce que "le reste ne se dit pas", d'un accouchement qui devait se terminer tragiquement mais qui trouva une fin heureuse m'ont largement autant touchée que le reste. Ce livre amène à se poser pas mal de questions sur la souffrance, sur le deuil, questions qu'on s'est en général déjà posées dans sa vie mais qui ressurgissent ici un peu douloureusement. Enfin, si Sophie Calle a bien réussi à se débarrasser de sa douleur grâce à ces rencontres (et au temps qui passe), je n'ai pu m'empêcher de me demander ce qu'il en était pour tous les autres.


C'est un livre que je conseille enfin parce qu'il constitue un véritable travail artistique et une véritable réflexion sur la question de l'autobiographie, peut-être pas aboutis, mais qui valent qu'on se penche dessus. Ce n'est certainement pas par hasard que Christian Boltanski figure parmi les amis du père de Sophie Calle...

Cthulie-la-Mignonne
7

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Créée

le 24 mai 2015

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