Quand j'étais en fac de lettres, une prof m'avait un jour dit en me rendant ma copie : Il y a des soucis de construction et de méthode mais vous êtes sauvée par votre style!


C'est un peu ce que je pourrais dire après avoir refermé le roman de Simonetta Greggio, Elsa mon amour. Malgré le caractère parfois un peu décousu et foutraque du récit, qui perd parfois un peu le lecteur et le sème dans les époques et les personnages, le texte charme, envoûte et maintient l'intérêt par la grâce poétique de son écriture et la sensibilité qui s'en dégage.


Simonetta Greggio s'attaque ici à une légende, une figure incontournable de la littérature italienne, Elsa Morante, dont elle se sent si proche qu'on ne sait plus parfois qui parle, de l'auteur ou du sujet romanesque.


Le risque, c'est de tant aimer son thème qu'on en vient à l'étreindre de si près qu'on manque presque l'étouffer. Simonetta joue sur cette ligne sans jamais vraiment basculer tout en nous offrant un texte qui fourmille (parfois trop) de vie, de caractères et d'atmosphères.


Le titre du livre l'annonce déjà : il s'agit d'une déclaration d'amour à celle à qui, manifestement, l'auteur du très beau La douceur des hommes s'identifie pleinement. La question de la distance est toujours à interroger dès lors que quelqu'un cherche à écrire la vie d'un autre - je pense à Gaëlle Josse et Vivian Maier, par exemple.


Je dirais que Simonetta est parfois tellement proche d'Elsa que le lecteur a du mal à la cerner, à bien la distinguer, d'autant plus que cette femme de lettres était un personnage complexe, ambivalent, follement libre, véritable artiste dans le sens le plus pur du terme, résolument enchaînée pendant des années à sa table de travail, ambitieuse, certaine de son talent, torturée, coeur d'artichaut.


Il eût fallu peut-être un peu moins d'affect et de partialité afin de rendre un tableau plus fidèle de ce que fut l'auteur de la Storia, mais peut-on vraiment reprocher une sincérité si éclatante de la part de la biographe ? (Qui ne se présente d'ailleurs pas comme telle)


Toutefois, ce roman présente bien des qualités, à commencer par la qualité de la langue employée et dont la beauté tient sans doute au fait que le français n'est pas la langue maternelle de Simonetta Greggio.


J'aime quand des non-natifs nous permettent de goûter à nouveau aux mots de notre langue, de nous en faire re-découvrir les charmes : Simonetta injecte une forte dose de musique et de sensualité italiennes, de sensorialité dans son usage de la langue française et cela m'a semblé très réjouissant. De même, elle excelle à parler sentiments, émotions amoureuses et chair, avec beaucoup d'élégance.


Le lecteur est plongé dans l'Italie de la Seconde guerre mondiale, qui constitue l'arrière-plan historique du récit, et rencontre, dans un ballet étourdissant, les grandioses gloires de l'époque : Moravia  (le mari d'Elsa), l'auteur du Mépris, Visconti, Pasolini, Fellini et même La Callas..


Le couple Morante-Moravia polarise l'ensemble des pages, par son côté absolu, son aura littéraire, l'exceptionnalité de son entourage, et ce mélange d'admiration et de rivalité qui sous-tend leur relation.


Nous étions si unis par notre travail, les mots qui flottaient dans notre maison et que nous tissons dans nos romans, les histoires que l'on inventait.


Le roman tourne au fond autour de cette question, mise en abyme avec ce couple : où se situe la frontière entre fiction et réalité ? Cela est également crucial au sein même de la démarche de Simonetta Greggio : peut-on fictionaliser la vie d'un autre ? Toute vie au fond, n'est-elle pas toujours un roman ? Quelles libertés peut s'autoriser celui qui raconte ?


L'auteur fait alterner, de manière parfois un peu floue, les époques : on y suit Elsa sur plusieurs décennies et à la fin de sa vie, entourée de ses chats (passages qui m'ont paru assez ennuyeux et superflus, mais peut-être parce que je ne suis pas une fille à chat!).


Nous rencontrons aussi la famille d'Elsa, sa filiation compliquée, ses relations d'amour/haine avec sa mère et suivons ses questionnements incessants sur l'écriture, la création littéraire, le parcours du combattant de la rédaction à la publication. Elsa y est dépeinte comme une vraie guerrière de l'écriture, traversée par une inexorable vocation.


Le lecteur comprend bien vite pourquoi Elsa Morante fascine et a tant fasciné Simonetta Greggio : elle est finalement une grande figure féministe, très en avance sur son temps, dans sa manière d'appréhender son art, ses amours, sa famille, son entourage.


Il y a quelque chose d'indomptable et d'habité chez cette femme que je n'ai pas encore lue mais dont le portrait sensible et profond dressé par Simonetta m'a beaucoup parlé.


Elle s'adresse bien souvent à Bill, un amour perdu dont elle ne semble guère s'être remise, des années après. Cette fidélité à la mémoire de ceux qui ont compté, ce romantisme aussi, cette passion pour l'amour et la rencontre fulgurante chez Elsa Morante m'ont également paru très attirants.


J'écris depuis que j'existe. Avant de savoir écrire, j'écrivais déjà. J'étais écrivain dans le ventre de ma mère. Avant de naître, j'étais écrivain.


J'ai aimé aussi les entrées de chapitre, ce morceau de phrase liminaire séparé du reste du texte, qui lui donne un caractère poétique et semble donner le la à ce qui suivra.


Le texte est également émaillé de considérations politiques sur l'Italie du Duce, les difficultés rencontrées par Moravia qui était juif, dans le cadre de la guerre, les fuites et les cachettes..


Ce roman est tissé du thème du regard. Celui que le biographe porte sur son objet littéraire - un regard amoureux, fasciné, ébloui, presque aveuglé - mais aussi le regard que l'artiste porte sur son travail, le regard qui entoure les monstres du cinéma de l'époque et que fréquente le couple Moravia-Morante.


Corollaire de la question du regard, celle de l'amour, déjà annoncée dans le titre et obsession qui file chaque page du roman : qu'il s'agisse de l'amour passion, de l'amour filial, de l'amour impossible, de l'amour d'un artiste à un autre.. Les romans de Simonetta Greggio étant gorgés de ce thème, nul ne s'étonnera de le retrouver ici également.


Enfin, Simonetta est douée pour les descriptions, au sein desquelles elle sait faire souffler la poésie, la lumière, et qui embrassent la totalité d'une scène avec beauté et intensité. Le lecteur est dépaysé par cette atmosphère italienne typique, cette Italie des studios de la Cinecittà, la botte dans toute sa grandeur, sa démesure, son goût pour la bonne chère, la belle langue musicale et ses artistes éternels.


Simonetta conclut son récit en clamant son amour pour l'auteur de Mensonge et sortilège, inscrivant définitivement ses pages dans une démarche d'hommage ou d'éloge quasi panégyriques.


Voit-on bien ce que l'on aime ? Qu'importe au fond la vérité : tout est mélange ici bas, surtout chez les artistes.


Simonetta Greggio raconte avec son coeur et son âme une figure aimée qu'elle ressuscite. Et, après l'envoi, immanquablement : elle touche.

BrunePlatine
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le 29 mai 2019

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