Alan Macfarlane, quand il arrive au Japon, est un anthropologue ayant déjà fait ses armes au Tibet ou encore en Inde. Jusque là, tout allait bien : les modèles de civilisations qu'il étudiait correspondaient assez bien à la méthode universitaire acquise en Angleterre. Le problème, en débarquant sur l'archipel, c'est qu'il remarque que ses outils sont impuissants à comprendre la civilisation avec laquelle il se trouve en contact. Humble, Alan Macfarlane remet en cause ses acquis, ses préconceptions, son apprentissage. À ce moment, l'anthropologue effectue déjà un premier pas vers la compréhension.

Dans les 200 pages de son ouvrage, Alan Macfarlane résume 15 ans de recherches. Il y a quelque chose de terriblement frustrant dans sa démarche, à plusieurs égards. Il brosse un portrait total de la société japonaise en abordant tous les thèmes : la prospérité japonaise, l'individu, la famille, le groupe, la sexualité, l'art, le pouvoir, la politique, le temps, l'espace, les croyances, la religion, et bien plus encore. Cette démarche est frustrante parce que chaque aspect que développe Alan Macfarlane est terriblement intéressant et excitant, mais chaque partie est très courte. L'auteur, malgré une biographie abondante et un contact prolongé avec des scientifiques japonais, préfère, dans un objectif de vulgarisation, donner une place importante à l'exemple personnel ou rapporté, au propos d'un auteur ou d'un ami. Et surtout, chaque partie se termine par une terrible conclusion : "le Japon n'est ni... ni...".

Et pourtant, c'est toute la clé de l'ouvrage, son sens. Au fil des pages, on comprend où l'auteur veut en venir, on comprend pourquoi cette structure est sensée : il est le Luís Fróis de notre temps, ce jésuite ayant écrit en 1583 un traité sur "les contradictions et différences de moeurs entre Européens et Japonais". Dans ce traité, le religieux a noté sous forme de liste tout ce que les Japonais faisaient différemment des Occidentaux ou à l'inverse des Occidentaux. Plus de 400 ans plus tard, Alan Macfarlane poursuit cette démarche et tente une explication.

Dans l'ouvrage, l'auteur n'a de cesse de lire des mots comme "hybride", "à la fois... à la fois...". On apprend ainsi que le Japon est capitaliste mais n'a pas d'économie, que le Japon est libéral mais socialiste, que le Japon n'est pas démocratique tout en assurant un renouvellement du pouvoir, que le Japon est spirituel mais ne croit en rien, que le Japon est la fois pacifique mais d'une terrible violence, que le Japon est innocent mais baigné dans la pornographie, que le Japon aime la sobriété mais affiche les couleurs, qu'il n'existe ni Bien ni Mal.

L'échec de la méthode de Macfarlane vient du fait qu'elle est issue d'une société dite "divisée" : la société occidentale. Le Japon est, quant à elle, une société "indivise". Mieux, c'est la seule société moderne, densément peuplée de surcroît, indivise, au monde. Cette civilisation est donc, pour Macfarlane, un cas unique.

Alors, qu'est-ce que recouvre ce terme de société "indivise", de société "non-axiale" (un synonyme) ? Pour le dire brièvement, cette idée vient de Karl Jaspers, philosophe allemand existentialiste. L'homme explique qu'entre le VIIIè et le IIè siècle avant J-C, le monde a connu un grand changement d'orientation philosophique et religieuse. Le naturel et le surnaturel qui ne faisaient qu'un ont été séparés dans de nombreuses civilisations, opposant l'esprit à la matière. Il y a eu en Chine Lao-Tseu et le Confucianisme, en Inde, l'enseignement du Bouddha, Le Zoroastre en Iran, l'Ancien Testament au Moyen-Orient, l'émergence de la pensée occidentale en Grèce. Cela sans oublier une nouvelle vague de divisions au XVIIè siècle avec la pensée cartésienne et la révolution scientifique.

Pour l'auteur, le Japon est la seule civilisation moderne a avoir été épargné par l'âge axial, de par sa situation géographique à la fois éloignée et proche de la Chine. Ainsi, rien n'est divisé au Japon. Fondamentalement, le naturel et le surnaturel se confondent encore. Pas tant que les Japonais "n'auraient pas évolué". Là n'est pas la question. Non, c'est que tout le système de pensée hérité de cette originelle non-division des choses à permis de créer une civilisation moderne qui n'a jamais cherché à mettre dans des cases définies tel ou tel élément, de créer une frontière entre plusieurs éléments comme "allant de soi". Le Japon est immuable et en perpétuel changement, aucune frontière n'est claire, toute la pensée est situationnelle, rien n'est absolu. La clé c'est qu'au Japon, il n'y a pas de transcendance, dans aucune forme : pas de transcendance d'un dieu, pas de transcendance d'une pensée, comme un axe central auquel il faudrait se référer et qui expliquerait le monde. À partir de cette clé, Alan Macfarlane remonte son ouvrage et montre comment, au Japon, rien ne s'oppose mais tout se connecte à tout.

Bien entendu, en voyant qu'il est possible qu'une civilisation fondamentalement différente de la notre, opposée même, accède elle aussi au monde moderne qu'on croyait être un privilège réservé, le Japon renvoie avec force le reste du monde à ses propres contradictions, en un jeu de miroir. On termine donc l'ouvrage en pensant à peu près à ce que tous les lecteurs ont pensé en lisant Luís Fróis : finalement c'est peut-être bien le Japon qui fonctionne à l'endroit.
numerimaniac
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 18 nov. 2013

Critique lue 507 fois

9 j'aime

5 commentaires

numerimaniac

Écrit par

Critique lue 507 fois

9
5

Du même critique

Splice
numerimaniac
7

Uncanny Valley volontaire

Splice a pas mal de défauts de réalisation, comme des acteurs qui semblent désincarnés (Brody, qu'est-ce qui t'arrive?), des scènes aussi clichées qu'attendues ou des éléments scientifiques...

le 10 nov. 2010

52 j'aime

10

De l'inégalité parmi les sociétés
numerimaniac
9

Réponse à une question essentielle

De l'inégalité parmi les sociétés, en Anglais connu sous le titre de Guns, Germs & Steel (et que j'ai lu en version originale) est un livre écrit par Jared Diamond qui s'attelle à la question...

le 10 déc. 2010

27 j'aime

1

Tabou
numerimaniac
9

Changer la société sans révolte

Tabou est la dernière œuvre cinématographique de l’un des réalisateurs les plus engagés au Japon, ayant fait de ses films des armes politiques : Ôshima Nagisa. Le tabou, c’est l’arrivée dans une...

le 18 avr. 2014

25 j'aime

1