Il y aurait quelque chose à écrire sur les textes qui figurent dans les livres de photographie, textes qui combinent dans des proportions variables portée documentaire, note d’intention, explication de l’œuvre et poésie faible. Celui qui ouvre Face au silence n’échappe pas à la règle. Le court texte de John Berger vers le milieu de l’ouvrage est plus réussi.
Certains d’entre nous les rejettent, moi j’y suis attaché comme à un vieux chat borgne, mais nous sommes quelques millions de citadins à connaître ces granges où rien n’a bougé depuis quarante ans, ces énormes buffets d’avant Ikea, ces assiettes sur lesquelles chaque ébréchure a sa place, ces vêtements aussi usés que ceux qui les portent, ces poules qui hochent la tête dans la cour, ces postes de télévision plus profonds que larges, cette crasse bénigne qui est comme une patine, ces trous dans les façades qui ne semblent là que pour les hirondelles, ce vin de table qu’il faudrait appeler vin de repas parce qu’on n’en boit qu’aux repas mais à tous les repas, ces chiens sans collier ni race, ces routes qui ne laissent se croiser deux voitures qu’au prix de froissements de branchages contre les vitres, ces paysages où l’on surprend plus souvent la silhouette d’un chevreuil que d’un homme.
Les photographies de Face au silence excellent à restituer l’âme des objets sans âge qui n’ont qu’à être fonctionnels, et la lumière particulière qui filtre des fenêtres des cuisines basses de plafond donnant sur la cour. Du travail de Christophe Agou, ce n’est donc pas l’évocation des vieux paysans burinés et dignes que j’ai retenue : elle est plutôt convenue, et de toute façon les personnages du livre m’ont paru faire partie du décor, jusque dans leur misère et leur isolement. Par contre, les choses… J’ai parcouru Face au silence sous cet angle.
Il y a page 60 une photographie d’un album de photographies, ouvert par un campagnard dont on ne voit guère que l’extrémité des doigts ; elles représentent des portraits de couples, de familles, d’amis, d’un chien ; les légendes manuscrites, portent « Août 1954 », ou « Automne 1954 ». Et j’ai pensé en regardant cette image qu’il y avait cent fois plus de vie dans ce cahier d’écolier sur lequel on avait collé des clichés aux bords dentelés, en noir et blanc, que dans toutes les créations de scrapbooking – cette activité qui est l’une des innombrables preuves qu’en 2017, l’image et le souvenir ne sont que des choses à vendre et à acheter. (Tapez « scrapbooking » sur Google. En-dehors de la page wikipédia, tous les liens de la première page vendent quelque chose…) Toutes ces références implicites à la modernité – ailleurs dans le livre un pilulier, une boite d’allumettes, du papier tue-mouches, un annuaire téléphonique… – peuvent être lues dans ce sens, et sont ce qui m’y a paru le plus réussi.
Il ne fait aucun doute que le moment venu, les héritiers balanceront la quasi-totalité de ces objets à la déchetterie. Ces images-là nous en disent ainsi, par contrepoint, bien plus sur notre modernité que les neuf dixièmes des essais consacrés à la société de consommation ou à la prétendue génération Z.

Alcofribas
7
Écrit par

Créée

le 15 janv. 2017

Critique lue 176 fois

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 176 fois

D'autres avis sur Face au silence

Face au silence
Alcofribas
7

Comme une patine

Il y aurait quelque chose à écrire sur les textes qui figurent dans les livres de photographie, textes qui combinent dans des proportions variables portée documentaire, note d’intention, explication...

le 15 janv. 2017

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime