Felicidad
7.3
Felicidad

livre de Jean Molla ()

Bienvenue à Felicidad, la ville où il faut être heureux.

À Felicidad, le bonheur est « un droit et un devoir pour tous les Citoyens de la Grande Europe. Il est le garant d'une société harmonieuse et policée ». Pur hommage à Blade Runner, Jean Molla nous livre un récit futuriste destiné à la jeunesse (mais aussi aux adultes) où les références se multiplient pour le plus grand plaisir du lecteur.


Avec son roman, entre dystopie, science-fiction et enquête policière, Jean Molla rend un hommage assumé à Blade Runner, réalisé par Ridley Scott, qui s'est lui-même inspiré du roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? écrit par Philip K. Dick. Le lecteur n'est donc pas surpris d'y retrouver des éléments communs à la trame de ces œuvres : un univers futuriste et artificiel, un gouvernement totalitaire soutenu par des sections spéciales surentraînées, un policier appelé à la rescousse suite à une révolte interne et qui se lance dans la traque d'un groupe d'androïdes créés à l'image de l'homme.


Le premier quart du livre permet à l'auteur de développer les mécanismes du monde dans lequel va se dérouler l'action. Dans Felicidad, on se retrouve propulsé dans un futur où le Bonheur du Citoyen est obligatoire, un monde où « on accepte tout, on supporte tout et où l'indifférence est la règle ». Jean Molla commence par décrire cette mégalopole futuriste et surpeuplée, une atmosphère urbaine et artificielle, où la misère est omniprésente passé la frontière des enclaves. Dans cette société totalitaire, les décisions politiques sont prises par un Président à vie et ses ministres, sorte de Big Brother qui n'est pas sans rappeler 1984 de George Orwell. La liberté d'expression n'existe plus, la population est minutieusement surveillée afin de garantir la paix grâce à un système de castes. Ainsi, la ville est séparée en zones et enclaves : la population riche, adepte de la surconsommation, réside dans les zones protégées tandis que les Exclus (chômeurs, pauvres, criminels) sont parqués dans les enclaves. Au milieu des humains résident les parumains, des organismes humanoïdes issus du génie génétique qui ont pour but de les servir. Et lorsque certains de ses membres se rebellent, la révolte gronde et des têtes du gouvernement tombent. Entre en piste Alexis Dekcked, enquêteur de son état, qui est convoqué afin de mener l'enquête et se retrouve plongé dans un nid de vipères.


Après cette immersion, commence alors véritablement le récit grâce à l'enquête de ce flic solitaire qui porte un regard suspicieux sur les mécanismes de son monde. Déjà liée d'affection pour une parumaine, il est aux marges et navigue entre les deux mondes, conscient que le désir de perfection et de bonheur exigé par l'État n'est finalement qu'illusoire, car accessible qu'à une certaine caste (celle des consommateurs). Les interrogations de Dekcked sont alors partagées par le lecteur, elles questionnent sur notre humanité et sa signification : les parumains et les humains voyant leurs valeurs s'inverser, les uns témoignant de compassion, les autres se révélant individualistes et cupides. L'enquête policière devient alors le fil conducteur du récit et l'auteur n'hésite pas à brouiller les pistes afin que l'on soit aussi perdu que son héros. Des bas-fonds des quartiers pauvres aux plus hautes sphères du gouvernement, Alexis Dekcked cherche avec obstination la vérité. À son tour traqué, chacune de ses découvertes permet d'introduire un nouveau thème. Après l'Eugénisme avec le clonage et la génétique (ici, il y a une volonté de créer des humanoïdes parfaits, ni robots, ni clones, mais pas vraiment humains), ce sont les notions d'esclavagisme et d'obéissance absolue qui sont évoquées. Dans cette société des apparences, comment peut-on juger de l'humanité des parumains alors que les hommes eux-mêmes semblent l'avoir perdue ? Les avancées en génétique sont-elles la cause de ces dérapages où bien est-ce la société elle-même qui en est responsable car trop individualiste et surconsommatrice ? Jusqu'où peut-on contrôler les individus ? Les propos tenus par Majhina, la parumaine, mettent en lumière ces interrogations :



Vous avez beaucoup de chance, reprit-elle. Vous, humains, ne pouvez contempler votre créateur. Aussi, vous pouvez l'imaginer parfait. Pour nous, c'est évidemment plus malaisé...



Le héros est tout aussi perdu que le lecteur dans cet univers de faux-semblants, mais ses doutes ne le rendent que plus humain. Avec un rythme maîtrisé, Jean Molla expose avec brio son intrigue politico-économique et le suspense est maintenu jusqu'à un dénouement final qui parvient à surprendre le lecteur.


Finalement, tous les ingrédients sont réunis pour faire passer un bon moment aux jeunes lecteurs qui n'avaient pas encore lu de science-fiction et cela leur donnera peut-être l'envie de lire les œuvres du grand Philip K. Dick ! Grâce à son style d'écriture plutôt fluide et jamais infantile (j'aime les auteurs qui ne prennent pas les ados pour des cons), Jean Molla dresse un univers glaçant et soigné dans lequel il poursuit les interrogations de bons nombres d'écrivains. Comme il l'a déclaré lors de sa parution : « Felicidad n'est en définitive que le miroir déformant de notre société. Il ne reste à espérer que ce que j'y décris restera de l'ordre de la fiction. »


PS : Il semblerait que beaucoup de professeurs l'aient donné à lire à leurs élèves collégiens. Challenge intéressant qui m'aurait personnellement bien plu à mon époque.



— L'espoir est une forme de tromperie ! Il conduit à l'attente, à la résignation. Les choses changeront, que je l'espère ou non ! Sais-tu ce qu'un de vos plus brillants esprits, un physicien qui vivait au siècle dernier, a dit du bonheur, ce bonheur qui vous obsède tant et auquel vous ne comprenez plus rien ? — Non. — « Le bonheur est l'idéal des porcs ». Conclus toi-même sur ce que vous êtes devenus.


BillyMay
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le 15 déc. 2017

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BillyMay

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