Les Harmonies économiques sont en quelque sorte une présentation complète (pas si complète que ça en fait...) de la "doctrine Bastiat" qui concentre et organise toute les pensées qu'il avait développé antérieurement dans divers articles et brochures.


Par honnêteté intellectuelle, je dois cependant faire un avertissement important au lecteur féru d'économie.
Dix ans après la mort de Bastiat, Léon Walras, fondateur de l'école néo-classique et l'un des premiers marginalistes, a écrit dans un texte intitulé Introduction à l'étude de la question sociale une réfutation de la théorie de la propriété de Bastiat, de sa théorie de la valeur, et du même coup, de sa théorie sur la rente de la terre.


Pour résumer succintement :
1° D'après Walras, Bastiat confond l'appropriation, qui est un fait, qui vient du besoin ; et la propriété, qui est un droit, qui vient de la morale.
2° Ensuite, Bastiat ne tient pas compte / ne comprend pas la loi de l'offre et de la demande (d'après laquelle la valeur existe par la rareté relative de choses utiles), qui explique beaucoup plus exactement les phénomènes qu'il prétend expliquer avec sa théorie de la valeur-service, cette dernière présupposant que c'est uniquement le travail qu'on vend et qu'on achète, ce qui est contraire aux faits d'observation.
3° Par conséquent, il se fourvoie notamment en disant, à l'encontre de presque tous les autres économistes, qu'il n'y a pas de rente de la terre. Les autres économistes avaient raisons sur ce point, quand bien même c'était illogique dans leur système de valeur-travail.


Les arguments de Walras sont solides et ont résisté à l'épreuve du temps.


Et pourtant, malgré ces erreurs, cela reste un des meilleurs livres qu'il m'ait été donné de lire. On sait aujourd'hui que la théorie de la valeur d'Adam Smith ou de Ricardo était erroné et pourtant on les lit encore. On sait que la théorie de Descartes sur la glande pinéale était erroné, et pourtant on le lit encore. On sait que les théories physiques d'Aristote étaient presque toutes fausses, et pourtant on le lit encore. Parce que malgré leurs erreurs, il y a beaucoup à tirer de leurs ouvrages et de leurs réflexions.


Les Harmonies économiques ne sont pas seulement un pur traité d'économie, c'est aussi une œuvre philosophique et politique d'une grande profondeur et d'une grande richesse. Une véritable bible pour tout défenseur de la liberté. Accessible au profane, il n'est nul besoin d'être calé en économie pour la lire, Bastiat est extrêmement facile à comprendre et très pédagogique.


Les économistes de l'école autrichienne, comme par exemple Mises, savaient que Bastiat avait fait fausse route sur certains points de théorie économique (ils n'ont pas conservés sa théorie de la valeur, eux aussi ont été les premiers marginalistes), cela ne les a jamais empêché de continuer à se référer à lui :



Bastiat était un brillant styliste, de sorte que la lecture de ses écrits constitue un véritable plaisir. Étant données les fantastiques avancées de la théorie économique depuis sa mort, il n'est pas surprenant que ses enseignements soient aujourd'hui obsolètes. Cependant, sa critique de toutes les tendances protectionnistes et assimilables reste encore aujourd'hui pleinement valides. Les protectionnistes et les interventionnistes n'ont pas été en mesure d'avancer un seul argument pertinent et n'ont pu donner aucune réponse objective.



Sur ce point, d'ailleurs, Walras disait à peu près la même chose :



Il convient de dire qu’à un autre point de vue que celui de la constitution de la science sociale, Bastiat est digne de sérieux éloges. Il fut un pamphlétaire brillant au service du libre-échange. Ce n’est pas tout encore : la grâce de son esprit et les charmes littéraires de son style ont singulièrement contribué a populariser l’économie politique.



Walras, malgré ses critiques de Bastiat sur certains points de théorie économique, ne cesse par ailleurs de vanter l'homme et sa bonne volonté. Bastiat lui-même disait que cette oeuvre inachevée — il est mort avant de l'avoir finie — était faite pour être dépassée par les nouvelles générations. Sa mort prématurée ne lui a hélas pas permis de pouvoir réviser ses erreurs.


Il est attristant de voir que cette œuvre monumentale resta inachevée et que de nombreux thèmes ne furent pas traités, ou alors seulement partiellement. La fin est malheureusement extrêmement fragmentaire. C'est d'autant plus regrettable que d'après ce que l'on sait, Bastiat envisageait de refondre entièrement son ouvrage, ainsi que l'indique une note publiée à titre posthume :



J'avais d'abord pensé à commencer par l'exposition des Harmonies économiques, et par conséquent ne traiter que des sujets purement économiques : valeur, propriété, richesse, concurrence, salaire, population, monnaie, crédit, etc. Plus tard, si j'en avais eu le temps et la force, j'aurais appelé l'attention du lecteur sur un sujet plus vaste : les Harmonies sociales. C'est là que j'aurais parlé de la constitution humaine, du moteur social, de la responsabilité, de la solidarité, etc. L'œuvre ainsi conçue était commencée quand je me suis aperçu qu'il était mieux de fondre ensemble que de séparer ces deux ordres de considérations. Mais alors la logique voulait que l'étude de l'homme précédât les recherches économiques. Il n'était plus temps...



Malade, Bastiat savait que ces jours étaient comptés...il avait de toute façon conscience de ne réaliser qu'une esquisse faite pour être dépassée, comme il le dit dans une lettre au fils de Jean-Baptiste Say :



Pour moi, les Harmonies fussent-elles finies à ma satisfaction (ce qui ne sera pas), que je ne les regarderais encore que comme un point d’où nos successeurs tireront un monde.



Il est également hallucinant que ce livre soit pratiquement inconnu en France (alors qu'il est étudié à dans d'autres pays)...il n'a jamais été publié par un important éditeur hexagonal ! (Pour ma part je l'ai lu via le volume VI de l'édition des œuvres complètes de 1861 réédité par Elibron Classic, un petit éditeur américain qui se contente d'imprimer les scans de Gallica...)


Plusieurs choses frappent dans cette œuvre du XIXe siècle, notamment son incroyable modernité. Les sujets soulevés et la manière dont les questions sont abordés dans les Harmonies sont toujours celles qui animent les débats de notre époque. La plupart des anticipations de Bastiat se révèlent être d'une justesse quasi-prophétique !


Certains seront peut-être embarrassés par les nombreuses références religieuses de Bastiat. En tant qu'athée, cela ne me gêne nullement. D'abord parce que Bastiat n'est pas quelqu'un qui invoque Dieu a priori (cela parasiterais effectivement son analyse) : il observe d'abord, et admire la "sagesse providentielle" a posteriori. Exactement à la manière de Newton qui, après avoir reconnu l’attraction, ne prononçait plus le nom de Dieu sans se découvrir. Ensuite parce que, ce que Bastiat attribue à Dieu, on peut aussi parfaitement l'attribuer à "la nature" ou à ce que l'on veut, cela ne change fondamentalement rien à son analyse. En outre, on peut aussi penser que c'était l'époque qui voulait cela...peu nous importe en réalité.


La cerise sur le gâteau, c'est évidemment le style... vous avez vu ce que disaient Walras et Mises à ce propos. En effet c'est un véritable délice : j'affirme que Bastiat écrit mieux que de nombreux romanciers ! Pour tout dire, je commençait à le lire dans le lit aux alentours de dix heure du soir, et je ne pouvais pas m'arrêter jusqu'à parfois cinq heure du matin tant c'était passionnant ! (Jusqu'à ce que mes yeux ne puissent plus se concentrer...)
Bastiat, c'est l'économie devenue poésie !


Vous ne pouvez qu'apprendre des choses en lisant ce livre, et votre esprit peut en être sacrément retourné ! Si vous vous intéressez aux questions sociales, que vous soyez économiste, philosophe, sociologue, activiste politique...les Harmonies Économiques sont un incontournable.


NB : Apparemment l'édition du Trident contient pas mal de fautes de frappes. On attend encore une réédition digne de ce nom.

gio
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le 3 janv. 2014

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