Il ne reste plus beaucoup de monde pour défendre Jean Teulé, aujourd'hui souvent considéré, au mieux, comme un auteur commercial, au pire, comme un sensationnaliste avide de faits divers à matière facile. C'est pourtant oublier que cet artiste protéiforme, qui a débuté en BD dans l'Écho des savanes il y a presque trente ans avant de poursuivre à la télévision, s'est forgé une véritable personnalité au fil d'une œuvre cohérente, tournée dans une seule direction mais prenant parfois des formes surprenantes. Tout à la fois féministe, humaniste, déterministe, pessimiste et volontiers sarcastique, Jean Teulé se tourne depuis quelque temps vers le cinéma, où il adapte des histoires de femmes aux destins tragiques (Darling, Arrêtez-moi) avec le concours d'autres femmes (Christine Carrière, Marina Foïs, sa compagne Miou-Miou). Homme de paradoxes, il raffole des causes perdues et n'aime pas les happy ends. Il dépense toute son énergie à raconter des histoires de combats où les "gentils" (en général, les gentilles) finissent systématiquement au tapis, broyés par un système et, souvent, par des hommes qui ne leur laissent aucune chance. Depuis une dizaine d'années, au cinéma ou dans ses livres, Teulé dresse le portrait de femmes qui combattent, n'abdiquent pas mais finissent vaincues.


Et Héloïse, ouille ! s'inscrit dans la continuité. Ce court roman revisite l'histoire vraie d'Héloïse et Abélard, couple martyr du douzième siècle qui vivra les plus belles joies et les pires outrages. Le "ouille" renvoie au cri poussé par Abélard au moment de son émasculation, après que le chanoine Fulbert, qui a découvert que le précepteur couchait avec sa jeune nièce dont il lui avait confié l'éducation, ait décidé de lui couper les "génitoires". Teulé retrouve pour ce livre le style "vieux français" qu'il privilégie depuis Le Montespan et qui lui va comme un gant. Phrasé d'époque pour renforcer l'immersion, scènes érotiques au ton volontairement graveleux et paillard, tout est là pour qu'on ait l'impression de lire cette histoire depuis la rubrique "fait divers" d'un journal d'époque, comme si les événements avaient eu lieu la veille. Ce qui est frappant à la lecture de ce livre, c'est que Teulé, cette fois, ne recule plus devant rien, s'accorde une totale liberté de ton pour revisiter une histoire vraie à sa sauce. C'est, depuis longtemps, l'une de ses spécialités, mais ici, l'auteur se lâche vraiment à 100%, privilégiant plus que jamais à l'authenticité l'affirmation d'un point de vue personnel. En d'autres mains, cette tendance à réécrire l'histoire pourrait paraître prétentieuse ou racoleuse, mais dans celles de Jean Teulé, c'est, encore une fois, un plaisir. Parce que c'est un auteur qui a des choses à dire, qui a une vision extrêmement fine, nuancée, des moteurs et des mécanismes de l'amour ; qui, même (surtout) lorsqu'il semble parler d'autre chose, dresse en vérité un portrait redoutablement précis et sensible de l'union entre deux personnes, dans la forme et le sens. En vrai, j'aime croire que Teulé est un psychologue, complètement blasé mais pourtant plein d'idéaux, qui ne croit en rien mais aimerait croire en tout. Et vu ainsi, son nouveau roman est à son image : un texte sarcastique et lyrique en même temps, qui raconte les joies de l'amour et les horreurs de ses conséquences, qui moque, glorifie, condamne et interroge tous ceux qui s'aiment, s'attachant plus particulièrement à faire ressortir de l'homme une certaine culpabilité, comme si l'acte d'amour n'était jamais innocent et qu'il n'existait, en vérité, aucune histoire d'amour comme celle d'Héloïse et Abélard, que Teulé s'attache à démystifier.


La première moitié du roman est un véritable lâcher de f*****, pour employer un vocabulaire proche de celui du livre. Plein à craquer de scènes de sexe très crues où l'humour paillard le dispute à la démonstration la plus frontale, ce livre nous présente un Jean Teulé hilare et lubrique, doté du pouvoir de démolir, en seulement quelques mots, l'histoire d'amour la plus pure et la plus noble. De noblesse il n'est pas dans l'amour, nous dit l'auteur, en montrant que celui-ci, même pour les couples les plus mythiques, se résume factuellement à une série de coïts avec accessoires, insultes et gnons dans la figure. Plus dérangeant, en filigrane, l'idée du viol n'est jamais loin, tout comme celle de la soumission de la femme : ce n'est pas un hasard si, la plupart du temps, l'homme a l'ascendant et décide de ce qu'il peut dire ou faire pendant l'acte. Derrière l'humoir noir déjà largement effleuré dans ses précédents romans, Teulé glisse quelques mots sur la condition de la femme et la domination qu'elle subit, de la part de l'homme comme de la société en général, comme un écho à Darling (1998) et aux Lois de la gravité (2003). Il démolit, particulièrement, l'honneur d'Abélard, historiquement martyr après son émasculation criminelle, ici davantage présenté comme un mâle châtré et vide, incapable d'exprimer une quelconque forme d'amour sitôt ses testicules coupées. Le parallèle que fait Teulé entre la castration d'Abélard et son entrée dans les ordres ne manque d'ailleurs pas de piquant en glissant, là encore à demi-mot, une foule d'idées provocatrices qu'on imagine aisément mais qui sont amenées avec une certaine agilité.


Si on pourra déplorer un humour légèrement lourd ou une tendance à l'anachronisme (volontaire) facile, Jean Teulé a vraiment une écriture unique. Quand il ne s'amuse pas à reprendre les clichés du film porno pour les adapter au français vulgaire du douzième siècle (ce qui fait quand même son petit effet comique), c'est peut-être le seul, dans la littérature française contemporaine, à être capable de raconter une histoire dans un style volontairement désuet en y mêlant aussi adroitement cocasserie, tristesse et ironie. Dans la deuxième moitié du livre, les longues correspondances entre Abélard et Héloïse isolés dans leurs couvents respectifs, entièrement revisitées, ne manquent pas de charme ni de poésie. En un claquement de doigts, on passe du drôle au beau, du vulgaire au lyrique, dans une recette dont les ingrédients sont précisément dosés et mélangés. Attachants et ambigus, désuets mais aussi profondément actuels, Héloïse et Abélard possèdent de multiples facettes qui les rapprochent et les éloignent, dans un même mouvement, de l'image romantique traditionnelle du couple maudit. En lisant le synopsis on pourrait aussi croire que ce roman est d'un genre plutôt nouveau dans la littérature de Teulé, en ce sens qu'il défendrait l'honneur d'un homme (pauvre Abélard émasculé, contraint à vivre en ermite), mais il n'en est rien : Teulé, encore une fois, privilégie un point de vue féminin. Et il le fait avec beaucoup de roublardise et d'ironie, multipliant les fausses pistes au fil d'une lecture fluide. On retrouve dans ce roman l'habituelle morale à tiroirs centrée autour de la condition de la femme et du sentiment amoureux, où l'auteur se montre, une nouvelle fois, féroce à l'encontre des hommes. On retrouve aussi sa sensibilité et ses idéaux, car Teulé, on le redit, n'est pas le zouave à tabloïds qu'on croit : il est animé de convictions profondes, nombreuses, qui s'entrechoquent, se fragilisent et se renforcent mutuellement. C'est un auteur en perpétuelle réflexion, qui continue d'explorer la même voie depuis dix ans, qui en épuise tous les chemins de traverse, doutant souvent de son propre point de vue et se refusant à sombrer dans un quelconque totalitarisme. C'est précisément ce qui le distingue de cette image qu'on lui a collé, à tort : chez lui, tout est dans la nuance, dans les faux-semblants et dans les hésitations. L'amour est une chose délicate, à laquelle il faut souvent accepter de ne rien comprendre, même si on peut quand même essayer...


Extrait de la première partie :


"— Avec une effronterie débridée, je viens à vous, mon maître, robe levée. Jamais, de votre semence, je ne serai assouvie. J'ai pour vous le cul frétillant et le con le plus accueillant au monde.
— Et moi, ma scolare, je viens à vous avec un vit d'âne en rut. Je vous hurtebillerai avec une ardeur telle que vous devrez faire nettoyer les draps demain parce qu'ils auront besoin d'aller à la lessive. Nous ne partirons d'ici, ni moi ni mes couilles, sans avoir tenté de si bien vous mettre que vous en restiez gisante et pâmée. Je vais te farcir à la bite, ma amour !
— Oh, mon troubadour...
— Tu préfères te le prendre où mon opus Dei, mon "œuvre de Dieu", mon foutre ?
— Partout !"


Extrait de la deuxième partie :


"Jamais je n'ai cherché en toi autre chose que toi-même ; c'est toi que je désirais, non pas ce qui t'était lié. Je n'ai espéré ni alliance ni dot et ce n'est que notre plaisir à tous les deux, tu le sais bien, que j'ai tâché de satisfaire de tout mon cœur, de tout mon c... Et même si le nom d'épouse pourra paraître plus sacré et plus fort à d'aucunes, moi, le nom d'amie m'a toujours semblé plus doux comme celui, sans vouloir choquer, de salope. En m'humiliant toujours davantage pour toi, je pensais acquérir une plus grande reconnaissance de ta part et nuire le moins possible à la grandeur de ta gloire. Voilà ce qui m'a fait préférer la amour au mariage, la liberté au lien. [...] Je ne me suis rien gardé pour être tout à toi. Évalue l'étendue de ton ingratitude et comme tu récompenses peu, voire pas du tout, celle qui a mérité le plus, d'autant que ce qui t'est demandé est minime et très facile pour toi. C'est pourquoi, je te le demande, rends-moi ta présence comme cela t'est possible, en m'écrivant à moi aussi pour me consoler ou au moins pour que, ainsi soutenue, je me consacre du mieux possible au service de ton dieu. Lorsque, autrefois, tu m'attirais aux voluptés dites honteuses, tu me submergeais des fréquentes élévations d'une tablette de cire hissée jusqu'à ma fenêtre et tes nombreuses chansons plaçaient le nom de ton Héloïse dans la bouche de chacun. Toutes les places publiques, les demeures particulières, résonnaient de mon nom. Considère ce que tu dois, regarde ce que je te demande, et je conclus brièvement cette longue lettre par ces mots : adieu, mon unique."

boulingrin87
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le 8 avr. 2015

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Seb C.

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