Bon alors déjà soyons clairs : l'Histoire de Madame de Luz est un très, très mauvais roman. Aucun intérêt littéraire : ce n'est pas très bien écrit, ce n'est pas soigné, c'est très peu rigoureux et facile, dans une veine pré-sadienne franchement relou, avec des mises en situation aussi fastidieuses que sensationalistes qui schématisent les fantasmes de l'époque quant à la maîtrise du corps féminin.


L'intérêt (réel) de l'oeuvre est de proposer une réflexion à la fois sexiste et élogieuse sur les femmes : Madame de Luz est la femme plus vertueuse qui fut jamais (ce qui n'est pas sans évoquer La Princesse de Clèves, aussi, et on trouve dans le roman de nombreux échos qui me font penser qu'en plus d'être médiocre, Duclos ne se prive pas de plagier), mais par malchance elle ne tombe que sur des individus scabreux qui prétendent l'aimer alors qu'ils ne veulent que la pécho. Il y a trois viols dans l'histoire, plus un avorté - et ces trois viols prennent place dans des situations presque cocasses tant elles sont malsaines. La pauuuuvre Madâââme de Luz subit un sort rigoureux, injustifié, qui la fait chialer constamment, et à la fin


elle crève.


C'est une sombre histoire, qui donne l'occasion au narrateur de se désoler sur les malheurs qui surviennent même aux plus vertueuses, de faire l'éloge absolu et manichéen de cette femme toujours pure même dans les vices qu'on lui impose, de montrer combien les femmes sont faibles et combien le destin a décidé de les avilir, de disserter sur le seul bonheur possible pour les femmes dans son devoir gnagnagna. Avec une mauvaise foi décapante, Duclos fait mine de défendre les femmes quand il n'est qu'en perpétuelle position de voyeur se délectant des contradictions qu'il crée. En effet, le discours de perversion est dans la bouche des hommes qui veulent coucher avec la pauvresse : il est certes pervers, mais il est aussi rationnel que négateur de tout libre-arbitre féminin ; à l'inverse, le discours féminin demeure toujours aussi fier qu'abscons : il faut résister pour préserver son honneur et... c'est tout. L'honneur demeure un impératif absolu, que fait mine de corroborer Duclos, sans lui donner de poids autrement que dans les contre-arguments des séducteurs. Bref, le narrateur use de grands mots pour plaindre son héroïne et blâmer les libidineux pécheurs (le manichéisme de ce roman est formidable), pour mieux décrire les horreurs qui lui arrivent et montrer l'inutilité de la vertu. C'est pourquoi je parlais de pré-sadisme : c'est exactement le procédé qu'emploie Sade dans Les Infortunes de la vertu, pour ne citer que le plus connu, sauf que Sade le fait avec un tel bonheur qu'on ne peut ignorer la ficelle. Personne ne peut croire que Sade est sérieux, on est dans le plus parfait cynisme (et la lourdeur, mais c'est une autre histoire, je ne m'étendrai pas sur mes préférences personnelles pour certaines oeuvres de Sade par rapport à d'autres) ; c'est plus pervers chez Duclos, qui n'est jamais vraiment clair sur ses positions, et qui n'a surtout aucun second degré à mon sens. Duclos est pour moi le type même du libertin hypocrite qui, dans tous ses ouvrages, tâche de critiquer les moeurs libertines de son temps parce que c'est hype, sans rien derrière - pas de réflexion constructive, pas de remise en question des préjugés, juste une vulgaire description binaire de l'animalité masculine et de la pudeur féminine. Mais juste TA GUEULE avec ta pudeur quoi. Et si encore tu ne pompais pas trop Mme de Lafayette pour appliquer ses schèmes à tes histoires de viol, bon, ce serait juste mauvais, mais là vraiment tu abuses mec.


Je crois que vous l'aurez compris, j'ai pas trop trop aimé, au point que j'ai un peu dérivé sur mes griefs sans vraiment développer l'intérêt du roman. Reprenons. On peut parler d'intérêt malgré lui : Duclos met en évidence les schémas de pensée de son époque, non en les critiquant réellement, mais en se montrant comme un écrivain sexiste, simpliste et puant. Les travers du XVIIIe, sont-ils vraiment dans le libertinage en tant que tel ? Ne sont-ils pas plutôt dans les conséquences que sa pratique réelle entraîne dans l'imaginaire collectif ? Le problème, ce n'est pas de coucher avec qui l'on veut, d'assumer son désir, ou de tromper un mari non-aimé ; le problème se situe dans les codes qui gèrent le libertinage tel qu'il existe dans l'aristocratie, qui montrent la passivité féminine dans la séduction et conduisent à légitimer le viol. Duclos ne passe pourtant pas sous silence ces glissements insidieux de la pensée et de l'action ; mais il les banalise, les soumet à la fatalité, ce qui n'a pour avantage que de montrer de manière hyperbolique (et par conséquent, grossière) combien le destin féminin est véritablement tragique à l'époque. On est insensiblement conduit à détester autant cette pathétique Madame de Luz engoncée dans tous les codes sociaux que ses bourreaux ; je ne suis pas sûre que cela devrait être l'effet recherché.


Un petit 3 quand même : le premier point, parce que je ne peux pas mettre 0 sur SC, et donc il ne vaut rien ; le deuxième, pour cet "intérêt malgré lui" explicité précédemment ; le troisième enfin, car ce livre nauséabond est précieux pour mes recherches, et car, par son petit nombre de pages, il n'a pas ajouté à ses tares une longueur inutile.

Eggdoll
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le 24 nov. 2015

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