La rencontre est brutale.
Sans préavis ni molle introduction narrative, Intra Muros embarque le lecteur consentant au cœur de son troublant univers, sans retour en arrière possible. Et abandonne sans remord le sceptique en quête de racolage littéraire, de formatage syntaxique. Prose travaillée à l’extrême, sur-écriture et poésie assumée. Eric Schwald écrit pour écrire, qu’importe finalement le fond quand la forme s’en émancipe si aisément.
La démarche est audacieuse, artistique en diable, une toile sensorielle novatrice, merveilleusement complétée par un accompagnement musical fort à propos (1).
Reléguée au second plan, condamnée à n’apparaître qu’en seconde lecture, la trame narrative est pourtant bien présente, voilée. La perte de sens, a priori déplorable, est pourtant essentielle. Elle est le résultat d’un malin dosage, camouflet subtil, dissimulation finaude de l’évidence.

Douloureux revers de la médaille, les balbutiements du récit proprement dit apparaissent fades dans un premier temps. Encore bercé par la cotonneuse rêverie du noctambule, voilà que s’achève la musique, que s’efface la pure poésie de l’instant pour un pénible retour à la réalité. Entrez sans frapper dans le misérable quotidien d’une famille tristement normale.
Dès lors, Intra Muros ne sera que contrastes et revirements brutaux. Montagnes russes assumées, ces transitions déroutent mais forcent l’attention et transcendent chaque aspect du récit par opposition à l’autre. Cette dualité permanente de l’auteur offre une sublime profondeur aux contemplatives courses du chauffeur muet et accentue puissamment le mal-être diffus du protagoniste narrateur.

Relativement long à s’imposer, le suspens domine finalement l’ouvrage.
Insidieusement, Eric Schwald immisce le doute et la subjectivité dans ce qui s’annonçait comme un banal conte policier. Les repères propres au genre sont brouillés, mâtinés de réflexions existentielles filées sur l’ensemble du texte.
Le rythme est syncopé. Le lecteur est, à l’image du héros lunatique, lentement balancé d’une fausse évidence à l’autre, perdu par l’illusion de simplicité qui se dégage de l’investigation.
Métaphoriquement pictural, le roman use des mêmes artifices. Ainsi, le regard est attiré par la mise en lumière, le jeu de premier ou second plan, camouflant – puissant tour de passe-passe – son dénouement en plein cœur de l’œuvre, bien visible mais difficilement décelable au premier regard.

Œuvre protéiforme ô combien aboutie, Intra Muros concilie l’inconciliable, unit le temps d’une simple tranche de vie humaine le fond et la forme, littérarité et spontanéité.
La démarche est osée, perturbante, et perdra les moins aventureux en route. Elle est aussi passionnante et délicatement novatrice, micro-révolution laissant entrevoir l’immense potentiel d’un auteur qui est loin d’avoir fait le tour de son sujet, radieuse promesse d’avenir littéraire fécond.



(1) L’auteur propose une chanson pour accompagner chacune des transitions mettant en scène le chauffeur de taxi, expérience très réussie.
-IgoR-
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le 21 juin 2014

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