Lorsque Sarah prend contact avec Benoît, son père, pour le rencontrer pour la première fois, elle a dix-sept ans. Benoît, quant à lui, n'a jamais été informé de son existence.

Après plusieurs moments passés ensemble, il devient difficile pour l'un comme pour l'autre de nier l'évidence : une attraction toute autre que filiale les rapproche d'autorité.

« Il y avait une alchimie, si mystérieuse, que la pudeur, ou la prudence, nous commandait d'ignorer. Par cette alchimie et par elle seule, s'élaborait notre destinée en commun, et dans une gestation précise, elle se découvrait d'elle-même devant nous sans que nous ayons à la provoquer. La joie que nous avions à nous retrouver à Paris, à nous parler au téléphone, à nous penser l'un l'autre, ou même à nous languir, cette joie si naïve et indomptée, laissait pressentir l'imminence de notre amour. Une imminence qui s'est étirée sur plus de deux ans, où nous déambulions, l'air de rien, accordant nos pas sur l'ultime embrasement qui s'étranglait en nous. » (p. 48-49)

L'un et l'autre ne vivent pas cet amour de la même façon. Si Sarah se laisse porter avec légèreté, optimisme et spontanéité, prête à tout pour rendre légitime leur union ; Benoît, quant à lui, ressent par avance le poids des regards et le choc de l'opprobre. Leur idylle durera deux ans, mais l'amant et père de Sarah ne se résoudra pas à continuer d'y survivre, tourmenté au plus profond de lui par le ravage de leurs sentiments respectifs, si susceptible d'être conspué.

« Je les vois, je les entends, les caquetages, les suspicions, les yeux levés au ciel, le ciel pas assez large pour tous les recevoir, ces ruminants... J'y pensais jour après nuit, Sarah... Tous ces inquisiteurs de la morale des mœurs, ils resteront profondément eux-mêmes, c'est-à-dire catégoriques, féroces, étroits, absurdes, de l'autre côté de l'intelligence, dans les vidanges de la prétention, dans le rustique... Ils se surprendront et puis s'indigneront, ils auront même des opinions, la curée... Ils penseront avoir raison sans se douter que ce sera bien la première fois qu'ils se seront mis à penser, alors ils en réchapperont encore plus cons... Et contents... Et vandales. » (p. 185-186)

Benoît ayant mis fin à sa culpabilité lancinante de la façon la plus radicale et définitive qui soit, il ne restera que Sarah pour faire face à la vie. A la vie sans lui.

.

Ce roman relate une histoire vécue.
Paul M. Marchand y livre la vie et le ressenti de « Sarah » en empruntant la voix de cette dernière : un exercice qu'en tant qu'homme, l'auteur maîtrise remarquablement, avec une sensibilité rare, quasi féminine.

Si la narratrice plaide la cause des amours de famille, ce qui n'est certes pas peu dérangeant...

« Demain, un jour, peut-être dans mille, un père pourra aimer sa fille d'amour charnel, sans qu'il soit besoin d'en mourir après... Dans mille jours ou alors après demain, une fille pourra devenir la maîtresse de son père sans avoir à se cacher ou à mentir. Bientôt les amours volontaires et partagées entre parents et enfants seront reconnues et même tolérées... Certainement viendront des lois pour promouvoir leurs droits et mieux les protéger. » (p. 131)

... Elle fait cependant la différence entre ces amours-là – du type de celui qu'elle a vécu et qui n'est rien de moins qu'« une dictature du coeur. Une force allègre. » (p. 188) – et les abus sordides...

« Des « incestes », j'en ai entrevu, des pleins mon bureau, les pères étaient des porcs, leurs avocats m'emmerdaient, je les écoutais à peine, le protocole judiciaire, sans plus. Les porcs avaient les yeux mouillés, traîtrise de leurs nouveaux sentiments d'apparat, ils sentaient tous la sueur rance et la crasse. Il fallait les écouter se débattre dans leurs souillures, j'aurais voulu les y asphyxier. [...] Le porc, lorsqu'il est domestiqué devient bavard, il en est ainsi tout modifié, un vrai déluge, autant de vocabulaire, de détails, de plaisirs minables, de saturation, qu'on ne se gênerait pas d'être sourde. Mais il faut savoir s'abandonner au flot, à l'abondance de ces jeunes vies saccagées, car le porc, c'est rien, pas même de la souffrance, pas même du vice, ou de la méchanceté, c'est juste de l'humain inavouable [...] » (p. 180-181)

Pour ma part, j'ai suivi Sarah et Benoît avec empathie, j'ai compris leur passion, sans jamais éprouver l'envie de les juger. Je ne sais pas si je pourrais approuver toutes les relations de ce type, mais je n'ai pas eu envie de qualifier la leur au moyen de ce mot qui porte en lui le blâme et la sévérité : inceste. D'une certaine façon, leur amour m'a paru défendable en raison de l'âge tardif auquel ils se sont rencontrés, et de la relation qui s'est spontanément instaurée entre eux : indéniablement pas celle d'un père et d'une fille...

"J'abandonne aux chiens l'exploit de nous juger" est une gifle sur le fond, un enchantement sur la forme. La plume de Marchand est si juste et percutante que j'ai recopié des grappes de pages entières dans mon carnet de citations. Cependant, je ne conseille ce livre qu'à ceux qui sont susceptibles d'outrepasser les limites de leur bienséance...
Reka
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le 10 janv. 2011

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