C’est bien sympa, cette narrative non-fiction, mais il me semble quand même qu’avec ce courant, le sujet l’emporte sur l’écriture – ainsi lorsque Svetlana Alexievitch recueille les témoignages des rescapés de Tchernobyl ou que David Grann évoque les vies de Frédéric Bourdin, et dans une moindre mesure quand Emmanuel Carrère s’attaque / s’attache à Jean-Claude Romand.
Et quand Jake Adelstein s’intéresse à Mark Karpelès ? Eh bien, c’est la même chose. Le bouquin pourrait être écrit avec les pieds – et certains passages ne sont pas loin de l’être, à l’image du début de cette critique qui dilue sans dire grand-chose –, que sa figure principale suffirait à le rendre intéressant.
Contrairement aux deux personnages évoqués ci-dessus, celui-ci n’est pas un imposteur à proprement parler, mais il me semble plus insaisissable qu’eux. Aucune des images utilisées par Jake Adelstein ne me paraît satisfaisante : « Il adorait démonter les objets électroniques pour voir comment ils fonctionnaient […]. / Évidemment, le problème lorsque l’on démonte tout, c’est qu’il est parfois impossible de remonter certains objets. C’est une leçon que Mark n’assimila jamais véritablement » (p. 17 en édition de poche) – mais Karpelès me paraît un peu plus qu’un bricoleur inconséquent.
De même, « Si l’on considère les bitcoins comme un phénomène religieux, ce que bien des gens sont enclins à faire, […] Mark Karpelès jouerait le rôle de Paul, Marc, Mathieu et Luc tout à la fois » (p. 55), mais la formule nous en apprend moins sur le personnage que sur l’auteur – un auteur qui reste malgré tout fasciné par son sujet, et pour qui le mot religion implique nécessairement le christianisme.
C’est peut-être à un agent des services secrets états-uniens interviewé par l’auteur que revient le portrait le moins contestable : « “Si l’affaire Karpelès devait être jugée aux États-Unis, vous l’épingleriez pour quel motif ? » lui demande Adelstein. « Pas grand-chose, en fait. Abus de confiance, probablement. Mais il n’a enfreint aucune loi. C’est juste un gérant de merde. Il aurait dû se rendre compte que les bitcoins avaient disparu il y a des lustres. C’est le dindon de la farce, pas le méchant.” » (p. 154).


L’autre grand sujet du reportage, la religion dont Karpelès serait l’apôtre, donc, c’est le bitcoin. Là encore, difficile de ne pas lire, entre les lignes, la fascination qui habite l’auteur. Il y a en filigrane, dans ces cent cinquante pages, une forme de réflexion sur cette monnaie virtuelle. Mais c’est en vain qu’on chercherait un véritable recul. On me dira que ce n’est pas le propos d’une livre qui se veut une galerie de portraits (Roger Ver, Satoshi Nakamoto, Ross Ulbricht… – uniquement des hommes) en immersion. J’aurais pourtant aimé voir évoquée, au moins ponctuellement, l’idée que le bitcoin et les principales figures qui gravitent autour de lui sont des purs produits d’une société post-industrielle construite sans le réel, et peut-être contre lui.
Il me semble pourtant qu’Adelstein – à l’image de pas mal de journalistes ? – se place en surplomb par rapport à son sujet : écrire « cela fait partie de mon boulot de comprendre les non-dits et les petits gestes » (p. 151), cela implique de se vouloir dépositaire d’une expertise… Et au bout du compte, J’ai vendu mon âme en bitcoins est aussi un portrait de son auteur.

Alcofribas
6
Écrit par

Créée

le 12 août 2020

Critique lue 152 fois

2 j'aime

Alcofribas

Écrit par

Critique lue 152 fois

2

D'autres avis sur J’ai vendu mon âme en bitcoins

J’ai vendu mon âme en bitcoins
Fresco2
7

Le Far West numérique.

Note : 7.2/10 L'histoire d'un homme au destin extraordinaire. Mark Kapeles aurait pu devenir un multimilliardaire influent dans le monde du bitcoin. Malheureusement pour lui, les choses n'ont pas...

le 26 juil. 2021

Du même critique

Propaganda
Alcofribas
7

Dans tous les sens

Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...

le 1 oct. 2017

30 j'aime

8

Le Jeune Acteur, tome 1
Alcofribas
7

« Ce Vincent Lacoste »

Pour ceux qui ne se seraient pas encore dit que les films et les albums de Riad Sattouf déclinent une seule et même œuvre sous différentes formes, ce premier volume du Jeune Acteur fait le lien de...

le 11 nov. 2021

20 j'aime

Un roi sans divertissement
Alcofribas
9

Façon de parler

Ce livre a ruiné l’image que je me faisais de son auteur. Sur la foi des gionophiles – voire gionolâtres – que j’avais précédemment rencontrées, je m’attendais à lire une sorte d’ode à la terre de...

le 4 avr. 2018

20 j'aime