Gilles Dumay, éditeur, directeur de la collection Lunes d'encre chez Denoël. Aka Cid Vicious, critique acerbe, qui a développé le concept des razzies awards dans le domaine de la SF, aujourd'hui dans les pages de Bifrost une fois par an, et s'est ainsi fait pas mal d'ennemis (pas moi ; mais je suis un jeune connard prétentieux, élitiste, bête et méchant, il est vrai). Aka Thomas Day, jeune auteur de l'imaginaire français, avec à son actif pas mal de nouvelles et de plus en plus de romans, dont certains écrits en collaboration avec Ugo Bellagamba, et qui, généralement, aime quand ça tranche et quand ça gicle, à en croire sa réputation. Un homme aux multiples facettes, donc, et aux multiples talents.

Moi aussi j'aime bien quand ça tranche et quand ça gicle. Du coup, un titre comme L'Instinct de l'équarrisseur, ça sonne bien à mon oreille. Mais je ne savais pas de quoi que ça parlait donc, ce machin. D'où surprise quand j'en ai fait l'acquisition : Sherlock Holmes ? Un bouquin de SF où le fameux détective cocaïnomane et violoniste existe bel et bien, mais dans un univers parallèle ? Eh bien oui. Et non, dans un sens. Parce qu'il faut bien reconnaître que ce Sherlock Holmes là est bien différent de la création d'Arthur Conan Doyle :

« Et vous êtes sans doute le plus grand enquêteur de votre génération ? lui demanda Wolcroft.

- Non, annonça Holmes avec une certaine nonchalance, j'ai bien peur que mes domaines d'excellence ne soient plutôt l'assassinat et la torture. »

Sherlock Holmes est en effet « l'Assassin de la Reine ». Un cas unique dans la Monarchie Libertaire Britannique : la reine Epiphany Ire lui a accordé, et à lui seul, le droit de tuer sans justification aucune. Et Holmes aime ça, tuer des gens. « Les méchants », en principe, les violeurs, les assassins ; mais, à l'occasion, une victime innocente, un psychiatre viennois du nom de Siegfried Fraulein, ou peut-être Sigmund Freud, par exemple ; ou encore un poète aigues-français du nom d'Arthur Rimbaud, qui fut en son temps son amant, mais a eu le tort de vaincre Holmes en duel. Or Holmes n'aime pas perdre... Et il ne compte surtout pas perdre dans la partie d'échecs qui l'oppose au cruel Professeur Moriarty, « le Napoléon du crime ».

C'est là, pourtant, le vrai Sherlock Holmes. Rien d'étonnant à ce que la plume d'Arthur Conan Doyle en dresse un portrait bien différent : le jeune auteur et médecin n'entend pas faire l'apologie d'un être aussi vicieux, violent et immoral, apôtre de la justice expéditive ; cela détonnerait quelque peu dans la société victorienne, et Conan Doyle ne partage pas cette vision du monde, lui qui a prêté serment de venir en aide à quiconque. Aussi ne manque-t-il pas de frémir, à chaque apparition tumultueuse du docteur Watson, le grand ami de Holmes, savant génial mais un brin fêlé, qui a mis au point un ondovibrateur permettant de passer de son univers à celui de Conan Doyle (il travaillerait accessoirement, avec son ami H.G. Wells, sur une machine à explorer le temps...).

Conan Doyle, pourtant, et quand bien même cela serait néfaste à son mariage avec Touie, n'hésite guère avant de suivre Watson dans la Monarchie Libertaire Britannique. C'est que ce monde parallèle est fascinant, bien plus avancé sur le plan technologique, et pour cause : les humains y vivent en bonne entente avec les énigmatiques Worsh – sont-ils des extra-terrestres ? ou bien le résultat d'une évolution parallèle ? cela fait débat – qui ont beaucoup apporté à l'humanité, et changé la face du monde. Peut-être ce monde-ci est-il celui des crédules, quand celui de Conan Doyle serait celui des incrédules ? Toujours est-il que c'est un monde mystérieux, où rêves et cauchemars prennent une forme concrète ; un monde de science et de magie, où Watson invente un prototype de téléphone portable et une « watsonmobile » à l'allure de side-car échappant aux lois de la gravité, mais où les vampires et les étranges divinités rôdent et ourdissent des plans diaboliques...

Conan Doyle se retrouve ainsi entraîné dans d'étranges aventures, et tout d'abord la chasse au Jack l'Eventreur de ce monde parallèle (dont il s'inspirera en partie pour chasser celui de notre monde en compagnie d'un autre détective de choc, à savoir Oscar Wilde), puis dans une longue quête destinée à éclairer sous un nouvel angle le mystère des Worsh ; car il est indispensable de contrer les plans de Moriarty, lequel, en suivant les principes cachés de « l'Instinct de l'équarrisseur », serait bien en passe de découvrir le secret de l'immortalité, et de mettre Holmes échec et mat...

Thomas Day nous a donc concocté un réjouissant divertissement, plein d'humour et d'action, à base d'univers parallèles et d'uchronie steampunk. On y retrouve ce qui fait généralement le sel de ce genre de récits : la multiplication des références. On a évoqué Freud, Rimbaud, H.G. Wells, Oscar Wilde ; mais on pourrait évoquer de même Thomas Edison, Jack London, Butch Cassidy, Bill Cody, et bien d'autres encore. Thomas Day s'appuie sur une solide documentation pour chacun de ces personnages, et le résultat n'est pas sans évoquer parfois la pratique similaire d'Alan Moore dans La Ligue des Gentlemen Extraordinaires (et a fortiori, bien sûr, From Hell, qui a, à l'évidence, inspiré l'auteur pour sa chasse à Jack l'Eventreur, même s'il ne rapporte dans sa bibliographie que leur source commune, privilégiant à nouveau la thèse de Stephen Knight faisant du docteur William Gull le coupable – dans notre monde –, même si ses motivations sont ici différentes).

Toutefois, à mon sens, Day n'a pas ici la subtilité de Moore. Là où le génial scénariste sait manier ses innombrables références avec une érudition et un sens de l'à propos véritablement stupéfiants, Thomas Day, je trouve, en fait un peu trop, bombardant à droite à gauche des références parfois inutiles, et qui ne parviennent pas toujours à susciter le sourire du lecteur, qui se lasse, à force, de ce petit jeu. Il en va de même pour certaines « blagues » : L'Instinct de l'équarrisseur est un roman très drôle dans l'ensemble, mais Thomas Day ne fait pas toujours mouche, et le récit devient même assez franchement lourdingue à l'occasion, notamment dans quelques scènes de la deuxième partie où l'humour et le délire sont placés un peu artificiellement au premier plan...

Reste que, malgré ces imperfections, ce roman se lit bien dans l'ensemble. Un sympathique divertissement qui devrait ravir les amateurs de steampunk et de pastiche érudit.
Nébal
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le 13 oct. 2010

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Nébal

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