Je le dis d'emblée, ce roman qui m'a accroché dès sa sublime couverture (1).


Peu après avoir repéré l'objet visuel, je me précipitais directement dans une Cnaf (oui ce n'étais pas encore l'âge du confinement) pour l'acheter et ce, sans même avoir pris le temps de me renseigner sur l'histoire. Une fois de plus je fonctionnais au coup de foudre, et une fois encore mon instinct ne me trompait pas. Car après coup, j'avais littéralement adoré le premier livre de Karen Thompson Walker et il manqua de peu d'entrer dans la catégorie de mes nombreux livres de chevet tant il me bouleversa de plus en plus à mesure qu'on se rapprochait du final.


De quoi parle L'âge des miracles ?


Sous couvert d'une SF parfaitement plausible (l'inexorable fin du monde suite au ralentissement de la Terre (2)), de l'éclosion des sentiments et sensations de Julia, jeune fille d'alors 11 ans quand les évènements surviennent. Julia est à la fois la narratrice sur l'instant quand elle-même "adulte" n'intervient pas dans certaines digressions pour nous rappeler que les choses vont de mal en pire encore plus plusieurs années plus tard. Cela pourrait être un roman sur une maladie incurable ou le deuil qu'on ose nommer, c'est au fond la même problématique : comment font les gens pour continuer à vivre avec ça (3) ? Il y a ceux qui essayent de s'adapter aux nouvelles conditions de journées et de nuits, toujours plus longues, échappant aux système d'heures, et ceux qui continuent de se baser sur les 24h, faussées mais délivrant un certain carcan qui permet de ne pas sombrer immédiatement dans une certaine folie (4).


Pourtant la folie guette d'une certaine manière.


En mêlant des données implacables au récit d'une jeune fille timide et refermée, Karen Thompson livre un matériau intimiste qui sort parfois de son cadre avec une certaine fureur ouatée. Il y a "les symptômes", pas vraiment une maladie mais le nom donné aux effets que ressentent tous ces gens touchés par le ralentissement, comme n'importe quelle espèce animale. Cela se traduit de plusieurs manières chez l'être humain et certains s'en sortent d'ailleurs mieux que d'autres. Et puis il y a les animaux qui se retrouvent déboussolés et finissent par lentement tous disparaître. Ce qui est alors spectaculaire devient cruellement par répétition des plus banals. Par exemple les oiseaux qui ressentent tous de plus en plus l'accroissement de la gravité. Quand ceux ci ne s'écrasent pas, perturbés par ce nouveau poids ou leurs efforts pour voler; certains se laissent mourir, n'ayant plus la force de s'envoler. Les cétacés et surtout les baleines s'échouent par centaine, puis milliers sur les plages, leur système d'écholocation bousillé, leurs repères modifiés par cette marée qui a alors pris du terrain sur les côtes de Californie à tel point que plusieurs maisons en deviennent immergées, créant des passages plus qu'oniriques.


Ainsi quand Julia et son père visitent une maison dorénavant sous le niveau de la mer, mais accessible à marée basse quand l'eau s'est retirée plus loin, laissant un peu de temps à nos explorateurs curieux :


"Les plages avaient été fermées, mais mon père aimait s'y promener lorsque l'eau s'était retirée.


_ Viens, me dit-il un dimanche que j'hésitais sur le seuil d'une demeure de style XVIIe à l'abandon.


La police l'avait ceinturée de dizaines de mètres de bande de plastique jaune, qui battait au vent. Nous étions tout seuls. Il n'y avait même plus de mouettes. La maladie les avait toutes emportées.


La demeure était gigantesque. L'eau faisait gondoler les bardeaux et la porte d'entrée avait disparue. La plupart des meubles avaient été balayés par les vagues. Tout était gris à l'intérieur. Un mur entier avait disparu : le salon donnait à présent directement sur l'océan.


_ Regarde ça, me dit mon père, qui s'était accroupi sur la moquette imbibée pour regarder les crabes creuser dans la vague accumulée à cet endroit. Tu veux en prendre un ?


On aurait dit qu'il était à la pêche aux moules, avec son pantalon retroussé jusqu'aux genoux.


_ Non, merci.


Sous l'effet d'une marée particulièrement puissante ce matin-là, l'océan était descendu à une centaine de mètres de la plage. Je voyais que la marée s'était inversée. Des vaguelettes commençaient à venir lécher ce qui restait de la véranda à l'arrière.


_ L'eau remonte, dis-je.


_ On a le temps, Julia. Viens.


Il y avait de la vie partout dans cette maison. Des étoiles de mer accrochées aux plans de travail en granite, et des anémones de mer dans les éviers.


_ Regarde bien où tu poses les pieds, me prévint-il alors que nous nous engagions dans un couloir.


Les sols étaient jonchés de morceaux de bois flottés, d'algues et de verre.


_ Je suis déjà venu ici, il y a des années, expliqua-t-il.


Je n'avais remarqué que récemment qu'une multitude de rides apparaissaient autour de ses yeux quand il souriait.


_ J'avais accompagné ma petite amie de l'époque à une fête de Noël. Ses parents habitaient ici.


Plusieurs centimètres d'écume déferlèrent dans la pièce, recouvrant aussitôt nos pieds jusqu'aux chevilles. Sous le poids de l'eau froide, j'eux l'impression que mes sandales pesaient une tonne (...)"


(p.144-145)


Les humains étant aussi des animaux à la base (voui, voui, ne le nions pas hein), ils se dérèglent plus ou moins. Comme je l'avais écrit plus tôt, certains choisissent de suivre "le rythme solaire" par opposition au temps fixé par l'Homme. Cela se traduit par de rares personnes qui sortent quand il fait jour ou dorment quand il fait nuit là où les autres suivent le principe des 24 heures d'une ancienne journée habituelle --faussée dorénavant, occasionnant parfois des scènes irréelles où les villes semblent presque désertes et mortes. En grande partie, ce sont des marginaux, artistes, poètes, originaux, ou opposés aux institutions qui essayent de vivre de cette manière. Certains iront même dans des communautés "plus libres" loin de tout en pleine nature. Une manière de se rassurer en tentant de croire qu'on peut s'adapter en quelque sorte.


Et puis en plus des "symptômes", il y a les pulsions.


Avec ce dérèglement de temps, les humains changent, sans doute sentent-ils pour certains leur fin prochaine et font ils tout pour vivre le plus intensément possible. Il en va de même de la petite vie de Julia, une adolescence presque comme toutes les autres mais où chaque moment compte, le coeur qui bât grâce à la présence de Seth Moreno, le garçon qu'elle aime. Est-ce le dérèglement qui poussera Julia a voler un soutien-gorge dans un magasin qui essaye de rester ouvert pour les tenants du rythme libre et les autres ? Ou juste le désir de grandir alors que sa poitrine n'a pas encore muée ?


C'est simple à lire, passionnant et très intimiste, loin de tout coup d'éclat constant. Ménageant à la fois des situations pouvant très bien théoriquement arriver (hélas) avec une description poussée des états d'âme adolescents et des tableaux presque fantastiques résultant des diverses conséquences de la catastrophe, L'âge des miracles sidère tout le long et marque durablement une fois qu'on a fini le livre, qu'on soit plus que touché (je l'avoue, je chialais à la fin eh oui) ou pas.


Grand livre que je vous recommande.


======


(1) Je fais référence à l'édition 10/18. Tenez, jetez un oeil.


(2) Techniquement, allez voir ici d'ailleurs si le sujet vous intéresse.


(3) Au passage ce n'est pas une chronique récente que je rajoute sur Sens Critique mais je suis étonné d'être retombé dessus à la base alors que nous sommes dans une étrange période nous-même. Le hasard donc.


(4) Petite parenthèse tiens. Dans les bandes dessinées du Monde d'Arkadi et L'âge d'ombre, Caza crée un même univers de SF décalé où La Terre a elle aussi commencée à ralentir, voire, s'est arrêtée nette depuis un moment, éliminant une bonne partie de la vie animale, les rares humains ou créatures humanoïdes vivant sur "la bordure" là où la lumière du soleil ou de la lune développent encore une température acceptable...

Nio_Lynes
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le 16 avr. 2020

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Nio_Lynes

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