« Je pense toujours à la mort comme à une énigme à déchiffrer. »


Le dernier roman de Didier Blonde date de 1988. Du moins sous sa forme initiale. Il nous revient, comme un de ces spectres dont l’auteur a le secret, « en partie retouché », et renommé pour l’occasion "L’Inconnue de la Seine". Chose étrange que de modifier le titre d’un livre où, précisément, le nom occupe une place à ce point centrale –et en même temps invisible, point aveugle d’une recherche où tout ce qui échappe, finalement, est ce "Nom de l’Inconnue" qui donnait son premier titre au récit. Comme si, en effaçant le mot, on l’enfouissait définitivement sous une certaine épaisseur de passé, qui correspond en partie mais pas tout à fait à la somme d’archives et de dossiers accumulés. Après tout, son nom n’est que cela, cette formule aux airs de légendes urbaines passée dans le langage commun : c’est l’Inconnue de la Seine, et pour toujours, car impossible de remonter à travers les années de sédiments déposés par la littérature sur cette identité perdue.

L’œuvre de Didier Blonde est fondamentalement une œuvre hantée, c’est-à-dire peuplée par les images des morts : spectres du muet, fantôme insaisissable d’un Baudelaire en perpétuel déménagement, personnages de fiction qui habitent encore par la mémoire littéraire leur domicile parisien, ou mystérieuse jeune fille aux identités multiples dont le visage seul demeure, figé dans le sourire d’un moulage de plâtre. « À ne voir que des morts, je suis étonné de croiser dans la rue des gens en vie. Ils me paraissent être des miraculés qui ne se doutent pas du péril auquel ils ont échappé. » À ne fréquenter que ceux qui ne sont plus, on s’aliène le voisinage des vivants, on se déshabitue au relief décevant du quotidien : l’image aplatie de la photographie, avec parfois ce flou du mouvement qui déstabilise le cliché, exerce une tout autre force d’attraction. Les personnages de son œuvre sombrent dans le regard médusant des morts ainsi fixés, immortels éphémères, dans la pleine agitation de leur vie passée.

Au petit jeu des influences, si l’on se met en quête de retracer des filiations –terme si lourd de sens chez Didier Blonde–, deux figures majeures se détachent sur le fond de son paysage intérieur : Julien Gracq et Patrick Modiano. Au premier il consacra son mémoire de maîtrise –une étude de la germanité dans l’œuvre gracquienne–, et ce sont ses mots qu’il emprunte en exergue de "L’Inconnue de la Seine" : « Une femme, c’est-à-dire une question, une énigme pure ». De Gracq il hérite sa dimension de promeneur, de piéton lancé dans la grande ville, tissant le réseau complexe de ses déplacements urbains. Paris est son unique champ d’investigation, comme le professe la sublime fin du roman, passage que l’on dirait dans l’ombre de "La Forme d’une ville" : « Son fantôme trace des itinéraires dans la ville, elle remagnétise l’écheveau des rues, l’oriente selon un cadastre mystérieux, une nouvelle carte du Tendre qui attend ses arpenteurs … » Au fil des livres, Didier Blonde dessine une cartographie à la fois réelle et imaginaire de la capitale, sur laquelle se dépose en surimpression, comme un filtre qui décante le regard, la masse de toute la littérature préexistante ayant pris ses rues comme décor. Le corps même de Paris est un spectre, le reflet hanté de sa propre image diffractée en autant de livres, de romans, de poèmes. Dans les foules parisiennes, on peut rencontrer Rastignac ou Fantômas aussi bien que n’importe quel passant.

À Modiano il doit un certain goût de l’enquête qui excède la simple curiosité, et qui le fait rejoindre ces héros de cinéma absorbés dans la contemplation d’un visage mort, dans une quête moins de la vérité que de la mémoire, de l’identité : grands enquêteurs obsessionnels de Fincher ("Zodiac"), policiers qui se perdent dans le reflet sur pellicule d’une actrice morte ("Le Dahlia noir"). Si instinctivement Didier Blonde nous ramène au cinéma c’est que, lui-même l’a bien compris, l’écran où se projetent les films est la surface lisse où ressuscitent les défunts, où leur image enregistrée comme par la machine de Morel continue à répéter les mêmes gestes, à se mouvoir et à vivre d’une vie seconde dans l’espace hors de tout qu’est la caméra. "L’Inconnue de la Seine" bouillonne déjà des grands thèmes directeurs de "Baudelaire en passant", "Un amour sans paroles" ou "Les Fantômes du muet" –on trouve même, prêté au narrateur-personnage, un projet réalisé plus de vingt ans après par Blonde lui-même : ce « Répertoire des domiciles parisiens des héros de romans, d’Albertine (Simonet) à Zazie (en visite) » que Simon entend écrire, c’est en germe le diptyque formé par "Carnet d’adresses" et le "Répertoire des domiciles parisiens de quelques personnages fictifs de la littérature". Il faudrait aller fouiller, enquêtant comme le héros de Blonde, dans l’édition de 1988 du "Nom de l’Inconnue" pour voir s’il s’agit là d’un ajout de l’auteur effectué a posteriori, compris dans ce « en partie retouché » qu’annonce l’éditeur en guise de préambule ; ou bien si vraiment les racines de ces deux livres remontent aussi loin, à l’état germinatif.

Et finalement peu importe : les temps se mêlent, passé et présent de l’écriture se confondent, chaque phrase est à la fois promesse et bilan, fantôme à venir d’une œuvre avant tout occupée à scruter les dates et les noms sur les tombes, à élaborer des généalogies, comme pour s’assurer que l’on est bien là, vivant, et qu’il nous reste encore la possibilité de laisser une empreinte. Et Blonde de nous dire, en écho lointain à la stèle de Baudelaire du cimetière Montparnasse –« Concession perpétuelle n°362-1857 »– : « Je ne sais rien de plus émouvant qu’une pierre tombale ». Car c’est au confluent du littéraire et du vécu, en ce réduit granitique de l’écriture ramassée à sa plus simple expression mémorielle, que son œuvre trouve à habiter l’espace : comme la longue épitaphe des morts oubliés.
MinosMaze
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le 14 sept. 2012

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