"Top, je suis un homme, un homme politique du proche-Orient, j’ai eu le même chirurgien esthétique que Silvio Berlusconi avec qui j’ai partagé la passion du bounga bounga, mes origines seraient aussi corse étant donné que mon père serait un aviateur célèbre durant la 2ème Guerre Mondiale. Je suis un homme dont la garde rapprochée n’était composée que d’amazones et j’ai planté ma tente à l’Elysée comme chez Donald Trump, je suis le guide du peuple libyen, je suis, je suis… "


Oui c’est en ces termes que l’ex-présentateur de Questions pour un Champion aurait parlé de Mouammar Kadhafi. Yasmina Khadra empruntera néanmoins un chemin (littéraire) jadis pris par Marguerite Yourcenar lors de la rédaction de Mémoires d’Hadrien. Là où ce dernier avait pour difficulté l’identification à un personnage ayant vécu lors de l’Antiquité, on serait presque étonné de l’opportunité d’écrire sur un personnage si contemporain.


Car si le lecteur n’aura aucune complication à "être" Kadhafi, l’ouvrage aurait pu manquer de recul, de jugeotte. La plume de Yasmina Khadra nous trimbale cependant entre désespoir, déclin inexorable, méditation, réflexion et autre transport nécessaire pour évacuer le Guide. Ici, pas de récit linéaire, d’investigation ou de tonalité biographique. Véritable récit à la 1ère personne, on assiste au fil des pages à l’introspection d’un homme dont la stature aura oscillée entre modèle, interlocuteur incontournable d’une zone instable, mise au ban, réhabilitation et véritable lynchage.


Ce qui donne incontestablement de l’épaisseur et de la hauteur à l’ouvrage reste l’incroyable vie du protagoniste. Officielle, officieuse, écrite, interprétée, floue…de sa date de naissance en passant par l’identité de ses parents, et son destin politique, Mouammar Kadhafi aimait "jouer" sur ce qu’il était, sa sensibilité et son poids diplomatique comme politique. C’est cette conviction, mélange d’espérance, d’orgueil et d’irrationalité à la limite du dédain qui participeront à faire de Mouammar Kadhafi la clé de voûte du pouvoir libyen. Bien sûr, pour persuader un électorat, il faut cette opiniâtreté qui confine aux promesses (non) tenues, à l’entreprise de séduction à défaut de véritables postures politiques et surtout à cette "voix" intérieure qui persuade d’incarner la seule et unique alternative.


On pourrait ajouter à ces "outils" l’addiction du Guide aux opiacés qui transcenderont sa faculté de jugement mais aussi cette omnipotence, omniscience nourries par cette ascension inédite et inespérée dans un pays sclérosé. Tantôt désespéré, tantôt lucide sur la situation actuelle de son pays, acerbe sur ses administrés, Mouammar Kadhafi n’entre pas que dans le crépuscule de sa propre vie (politique, médiatique, personnelle). Demeure aussi tout le long de l’ouvrage cette expectative de reprendre le pouvoir, de gagner du temps histoire de démontrer combien sans lui le pays n’est que chaos et décrépitude. Entre stupeur et égaiement tant l’issue semble inexorable, le lecteur est un spectateur discret mais au plus près des derniers jours du Raïs.


Et un peu comme celui que l’on surnommait le Raïs d’Irak, la trajectoire de Mouammar Kadhafi renferme les jalons d’un récit littéraire. Parti des classes défavorisées, jusqu’à incarner les forces vives puis le Parti, Mouammar Kadhafi consommera le Pouvoir comme la calice…jusqu’à la lie ! Cette ivresse, ce nombrilisme, cette irresponsabilité (dans tous les sens du terme) auront participées à façonner la "légende" Kadhafi au même titre que la prononciation par la Communauté Internationale de son caractère fréquentable ou pas. Cette instabilité dans son statut tranche irrémédiablement avec la longévité de son mandat. Et comme Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi "bénéficiera" d’une postérité amplifiée par internet. En effet ce ne sont pas les "canaux traditionnels" qui serviront de relai pour annoncer sa mort mais bien des captures de téléphone portable de libyens qui "immortaliseront" la fin de son règne. Et d'abonder finalement dans le sens du Raïs qui tançait l'ingratitude d'un peuple qu'il aura porté (sur le devant de la scène)...

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le 22 févr. 2016

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RaZom

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