Bien que très impressionniste, La Fin des terroirs est un livre stimulant. Eugen Weber, historien américain, y reconstruit une histoire rurale du XIXe siècle — et, plus spécifiquement, l'histoire d'une France marginale (celle du sud-ouest d'une ligne Saint-Malo — Genève) par rapport à la France des villes . Selon lui, loin d'être intégrée aux processus de modernisation économique et politique (notamment la nationalisation), cette France des marges reste à bien des égards celle de l'Ancien Régime jusqu'à la fin du XIXe siècle, seule la IIIe République ayant achevé l'unification réelle des esprits et des économies nationales. Il convoque au soutien de cette thèse une série impressionnante d'anecdotes et de statistiques, dont beaucoup sont marquantes. On découvre ainsi, pêle-mêle, que la robe blanche ne devient générale lors des mariages qu'après 1914, sous l'influence urbaine (les femmes préféraient avant les robes colorées) ou que les paysans ont longtemps fait cuire leur pain quelques fois par an seulement, pour économiser le combustible (autant pour la France, pays de la baguette, d'autant que le pain alors consommé n'était évidemment pas du pain blanc). Un Français ne pourra manquer de revisiter dans la lecture non seulement sa mémoire familiale (les parents et grands-parents racontant tel ou tel fait de vie qui rappelle encore la société traditionnelle dépeinte par Weber) mais aussi sa géographie personnelle, ce qui fait de La Fin des terroirs un livre prenant.


On ne sort pas sans quelques doutes, toutefois, de ce portrait, tout aussi intéressant qu'il soit. Weber compose son argumentaire à partir d'une série d'exemples très parlants, mais d'une manière extrêmement unilatérale qui finit par faire douter. Cela est encore plus vrai s'agissant du raisonnement diachronique de Weber : devant la série d'exemples de modernisation après 1870 et d'exemples d'arriération avant 1870, le lecteur finit par se demander si on n'aurait pas pu composer un portrait inverse (évidemment absurde) par un bon dosage des illustrations. On ne sort donc pas vraiment convaincu de l'idée d'un “effet de seuil” atteint dans ces années, faute de faits stylisés concluants de manière individuelle.


Néanmoins, La Fin des terroirs est racheté par son immense vertu méthodologique : il rappelle qu'il faut se défier des messages idéologiques diffusés des capitales, et tourner la focale vers les territoires ruraux. Certes, la France de la ligne Saint-Malo — Genève a perdu de son unité : l'Ouest est aujourd'hui dynamique et solidement ancré dans la République ; le Sud-Est a connu un développement massif autour du tourisme et des activités présentielles ; seul le Massif central constitue encore un espace désintégré ; et, a contrario, la vieille “Neustrie” du Nord-Est a perdu beaucoup de sa superbe, à l'exception de la région parisienne. Mais un autre enseignement de La Fin des terroirs semble en revanche tout à fait applicable à notre époque : les élites, notamment urbaines, ont tendance à se projeter à l'échelle d'un espace géographique plus vaste que les populations des espaces faiblement polarisés (au XIXe siècle : la France pour les uns, le “pays” pour les autres ; au XXIe siècle : le monde pour les uns, la France pour les autres).

Venantius
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le 16 août 2018

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