Maupassant a 31 ans lorsqu'il se rend en Algérie, un de ces lointains à la mode en cette fin de XIXème siècle où nul bel esprit n'échappe à l'attrait de l'exotisme.
Parcourant un pays qui attise ses fantasmes, l' Arabe lui apparaît comme "cet Autre opaque et inaccessible" qui derrière son masque de soumission, exprime toute la fierté énigmatique de sa race.


Sous la plume du conteur de génie les personnages prennent vie, l'histoire dans l'histoire se dessine, l'idylle entre un colon et une fille du sud :



une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir qui avait un corps de femme.



Pays et lieux inconnus frappent le regard curieux du randonneur : des paysages nouveaux, inattendus, voire déroutants, rien qui lui soit familier, mais dont l'étrange beauté l'intrigue et l'interpelle :



Les arbousiers sur ma route se penchaient étrangement, chargés de leurs fruits de pourpre qu'ils répandaient dans le chemin. Ils avaient l'air d'arbres martyrs d'où coulait une sueur sanglante, car au bout de chaque branchette pendait une graine rouge, comme une goutte de sang.



Et dans cet environnement somptueux mais un rien inquiétant et maléfique, où il s'est égaré, deux noms soudain lui traversent l'esprit : Bordj-Ebbaba où vit Auballe, le colon qu'il pourrait rencontrer si d'aventure il passait par là.


Sympathie, empathie, le voyageur retrouve très vite ses repères, un peu mis à mal au cours de son périple, et la conversation s'engage entre les deux hommes, bientôt monopolisée toutefois par son hôte, grand garçon blond et jovial qui s'est installé dans le pays, voilà neuf ans, pour y planter des vignes.


Rendu loquace par ce visiteur impromptu, l'homme se raconte, évoquant sa vie et son quotidien, sous l'oeil averti et dévoué de son fidèle Mohammed.
Le jeune Arabe, n'ayant pu se résoudre à vivre entre des murs clos, a planté sa tente devant la fenêtre du maître : visage indéchiffrable sous son turban, il exécute sans broncher les diverses tâches dont Auballe le charge au jour le jour.


Et c'est sous cette tente, qu'un soir, au hasard de ses déambulations, le colon découvre un spectacle qui le brûle littéralement, embrasant ses sens, réveillant en lui une ardeur sans précédent : une jeune femme à demi-nue, au corps blanc, luisant et voluptueux, semble dormir, mollement alanguie sur un grand tapis rouge en haute-laine, bras croisés sur les yeux, tandis que ses bracelets de poignets et de chevilles tintinnabulent délicatement au plus léger mouvement qu'elle esquisse .


-Pas une femme à aimer, certes, la distance est trop grande, une maîtresse esclave plutôt, à moins qu'elle ne soit la propriété de Mohammed. Songe t-il.


Mais à une ou deux questions d'Auballe, à l'éclat fiévreux de son regard, le serviteur a compris, et deux jours plus tard, impassible, il conduit Allouma la nomade, tel est le nom de la belle, à la chambre de son maître.


Elle l'attend, soumise et farouche à la fois, et l'homme, troublé, ne peut détacher les yeux de cette fille du désert à peine entrevue, mais désirable ô combien, qui darde maintenant sur lui son regard d'idole :



La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale, mais mystique comme celle d'un Bouddha, les lèvres fortes et colorées d'une sorte de floraison rouge qu'on retrouvait ailleurs sur son corps, et qui indiquaient un léger mélange de sang noir, bien que les mains et les bras fussent d'une blancheur irréprochable.



Auballe est connaisseur, il aime les femmes et s'est presque ruiné pour elles autrefois: c'est une véritable passion charnelle qui l'attache désormais à cette fille fantasque, mi gazelle mi panthère, que son désir irrépressible d'indépendance et sa soif de liberté, fait fuguer bien souvent, afin de retrouver cet état naturel et primitif de fille des sables, créature entière mais fidèle, qui revient toujours à son maître -du moins le croit-il- lequel, magnanime, ne peut que la reprendre.


-Mais voilà, ce fut



un amour dans le désert



conclut Auballe, car un jour le bel animal sauvage et indompté, n'a plus reparu, parti sans doute sur les traces d'un berger, un gueux, récemment engagé,



grande brute barbare aux pommettes saillantes et au nez crochu.



L'appel du désert avait été le plus fort.



sale fille !... Cela me ferait plaisir qu'elle revienne, tout de même!



Elle était en moi, quelque chose de ma maison,de ma vie, une
habitude fort agréable, à laquelle je tenais et qu'aimait en moi
l'homme charnel, celui qui n'a que des yeux et des sens.



-Et vous pardonneriez le berger ?
-Mon Dieu, oui.
-Avec les femmes, il faut toujours pardonner...ou ignorer.



Une Nouvelle dans laquelle j'ai retrouvé le style inimitable de Maupassant, ses descriptions où la puissance du mot éclate, toujours juste et précis, empreintes d'un réalisme poétique qui laisse pantois, et surtout cette force de suggestion, alliée à un humour qu'il manie à la perfection.


Alors, bien sûr, certains propos relatifs aux femmes :



les femmes, jouets de leur sensibilité, esclaves étourdies des
événements... Ces êtres charmants et nuls



témoignent d'un machisme et d'un sexisme évidents, fréquents à l'époque, mais laissons à Maupassant le bénéfice du doute, même si son oeuvre, en ce sens, reste soumise aux idées de son temps, et donc, forcément, un peu ambiguë.

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le 30 juil. 2015

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Aurea

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La Main gauche
silaxe
8

"Mon Dieu, oui. Avec les femmes il faut toujours pardonner... ou ignorer."

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