Premier roman de Virginia Woolf, écrit à 33 ans, La traversée des apparences est une tentative de mettre des mots sur le réel, le vaste réel, celui que l'auteure soupçonne de ne pas être cantonné à ce que la vie donne à voir. Surtout quand cette vie est structurée par les codes de bienséance de la société britannique. Virginia Woolf était en proie à des crises de délire qui lui faisaient soupçonner l'existence d'un monde plus vaste que celui des apparences. Mais elle n'écrivait jamais en proie à ces crises. Aussi son écriture a-t-elle toutes les apparences de la normalité. Sa quête n'en est que plus précieuse.

The voyage out, tel est le titre anglais. Pour échapper aux carcans fixés par la société, quoi de mieux que de se décentrer, en abordant des rivages inconnus ? Le voyage en bateau, qui mêle des histoires souvent obscures sans chercher à vraiment les relier, est comme une prescience de cet autre monde. Rachel, encore vierge et naïve à 24 ans puisqu'elle a été éduquée par ses deux tantes, quitte la Tamise pour des eaux plus troubles. Elle subit une agression sexuelle, à moitié consentie puisque venant d'un homme qu'elle admire : un grand classique. Ce semi-consentement est caractéristique de Virginia Woolf, qui ne se laisse pas enfermer dans des cases - sûrement pas celle du féminisme. Elle fut de nombreuses luttes, notamment celle pour donner la parole aux femmes en littérature, mais toujours, elle revendiqua la différence sexuelle comme une donnée incontournable. Au point de mettre dans la bouche de Rachel, s'adressant à son amoureux :

Les hommes et les femmes sont trop dissemblables. Vous ne pouvez pas comprendre... Vous ne comprenez pas.

Une pierre dans le jardin des néoféministes, celles et ceux qui considèrent que la différence de genre n'est que pure construction sociale. Cette question continue de diviser profondément le mouvement féministe aujourd'hui.

La traversée des apparences, pourtant, nous raconte la tentative de fusion du masculin et du féminin. Il y a quelque chose de furieusement romantique dans cette rencontre de Terence et de Rachel. Aucun coup de foudre, Terence décrit Rachel comme pas spécialement jolie, mais il se sent en communion avec elle. Ce sentiment ne va cesser de croître, jusqu'à une excursion dans des villages, où les deux ressentiront un bien-être absolu d'être ensemble.

Mais une telle félicité ne saurait durer. C'est comme voir la face de Dieu ou regarder le soleil en face : une expérience fatale. Rachel attrape la fièvre, dépérit, se meurt. Mais elle rejoint les eaux profondes, celles qu'annonçait le prélude, avec une joie au coeur, partagée par Terence : elle aura vraiment aimé. N'est-ce pas aussi ce que lâchait Gertrud à la fin du film éponyme de Dreyer ? Cette femme flouée finissait sa vie avec pour seul viatique cette consolation : j'ai aimé. Et lorsque l'écrivaine mettra fin à ses jours, elle laissera à son mari ce mot, qui résonne terriblement avec celui de son premier roman : "Je ne crois pas que deux personnes aient pu être plus heureux".

Virginia Woolf campe son histoire d'amour dans le décor d'une pension emplie de touristes britanniques. La vie suit son cours, selon les codes de la bonne société, la terre sud-américaine n'ayant d'autre valeur que le folklore. Des couples se font, Susan et Arthur, d'autres se cherchent, Pepper et l'exubérante Evelyn, d'autres se perpétuent tant bien que mal, les Flushing ou les Thornbury. Saint-John Hirst, le grand copain de Terence, toise tout ce beau monde de son mépris et de sa suffisance.

Rachel loge à l'écart, chez les Ambrose : Helen, sa tante et son mari Ridley, un érudit qui ne quitte pas sa bibliothèque. Elle échappe donc en partie au poison sournois de la société sclérosée de la pension. Elle et Terence s'élèvent progressivement du monde des apparences, comme aimantés l'un par l'autre. Jusqu'à se brûler les ailes en approchant de trop près l'astre.

Comme souvent avec Woolf, le roman se mérite : la lecture en est ardue et j'ai eu bien du mal à aller au bout. Dans ce premier opus, l'écrivaine n'explore pourtant qu'assez peu le fameux flux de conscience, art fascinant mais difficile d'accès car réclamant du lecteur l'abandon de toute rationalité. Un livre riche, sans aucun doute, mais qui ne m'a pas procuré un grand plaisir de lecture. Une sacrée limite, mais qui n'est pas, avouons-le forcément à imputer à l'autrice.

Jduvi
7
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le 22 juin 2022

Critique lue 43 fois

Jduvi

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