La richesse multidimensionnelle de cette pièce de Brecht tient à plusieurs caractéristiques :

• son didactisme politique et moralisateur exprimé sous l’aspect d’une histoire à suspense pleine de rebondissements et de « coups de théâtre » ;

• son arrière-plan culturel, évoquant une Géorgie assez intemporelle, mais bien dessinée tout au long de l’œuvre : noms géorgiens (quoique le mot « Géorgie » ne soit prononcé qu’une fois dans toute la pièce, et encore fort tard !), évocation des difficultés de circulation dans le Caucase, et des rudes conditions de vie qu’y connaissent les gens du peuple ;

• l’utilisation d’une mise en abyme de l’action, dont on peut déceler jusqu’à trois niveaux différents, soit « la pièce de théâtre dans la pièce de théâtre dans la pièce de théâtre » ;

• le rassemblement, au sein de la même pièce, de plusieurs thèmes : politique, société, histoire, conte...

La disproportion entre les histoires narrées est spectaculaire : les six premières pages du texte évoquent un problème interne à un kolkhoze caucasien : après les destructions opérées par les nazis dans une vallée, faut-il que celle-ci reprenne son ancienne activité peu rentable (l’élevage laitier ?), ou se reconvertir dans des plantations fruitières, rendues possibles grâce à l’édification d’un barrage qui va irriguer le territoire en question ? Bon, se dit-on, on reconnaît bien Brecht dans cette histoire : les problèmes de modernisation technique dans une agriculture collective (les kolkhozes), en rapport avec la mécanisation de l’agriculture soviétique par les plans staliniens, et l’obsession des barrages géants à construire pour distribuer de l’énergie à toute l’U.R.S.S. Comme on connaît Brecht et ses idéaux progressistes, on sent que c’est couru d’avance : ce qui est bon, c’est le progrès, donc le barrage (Brecht se fichait pas mal des problèmes écologiques liés à ces aménagements géants !). Au cas où le spectateur serait vraiment borné, Brecht met les points sur les i : ce sont des vieux qui veulent conserver l’élevage laitier traditionnel, et ce sont des jeunes qui s’enthousiasment pour le projet de barrage. Devinette : quelle sera la bonne réponse ?

S’il y a mise en abyme, c’est que cette réponse ne sera donnée que dans la toute dernière réplique de la pièce. Les 88 autres pages de la pièce (88 contre 6 !) sont un conte édifiant, intéressant et mouvementé, qui raconte l’histoire d’une pauvre femme, Groucha, qui, lors d’une révolution locale dans le Caucase, a récupéré l’enfant de la femme du gouverneur renversé (femme qui était bien plus préoccupée par ses robes de luxe que par son gosse lors de sa fuite). Groucha, pourchassée par les révolutionnaires qui veulent tuer l’enfant, leur échappe pendant des années, et élève cet enfant, qui est donc à elle. « Le cercle de craie caucasien » est une sorte de jugement de Salomon, arbitré par un juge assez truculent, Azdak, qui décide à laquelle des deux femmes il va confier définitivement l’enfant. Comme on s’en doute, c’est à la pauvre femme qui a consenti de nombreux sacrifices pour élever l’enfant, et non pas à l’insensible mère biologique, qui est là surtout pour récupérer des biens qu’elle a dû abandonner. Moralité : ceux qui travaillent vraiment (la mère pauvre dans la deuxième histoire, les partisans de l’irrigation dans la première histoire) ont priorité morale sur ceux qui ne travaillent pas (les vieux éleveurs passifs (et ex-propriétaires privés des terres) de la première histoire, la mère aristocrate indigne de la deuxième histoire).

Les aventures de Groucha sont rythmées par la guerre et l’instabilité du pouvoir local en place. Brecht, au passage, multiplie les anecdotes et les remarques anti-guerre, et met en scène un personnage remarquable, Azdak, un ivrogne devenu juge local, mais un juge style Robin des Bois, qui émet systématiquement des sentences favorables aux pauvres au détriment des riches. Plusieurs scènes illustrent le rôle joué par Azdak, sur un ton de comédie, voire de farce grinçante, de Carnaval où les rôles conventionnels s’inversent, et où l’on pourrait discerner les talents caricaturaux hérités d’un George Grosz, d’un Otto Dix ou d’un Max Beckmann. En particulier, Azdak est au centre du troisième niveau de la « mise en abyme » : les hommes d’armes se mettent à jouer avec Azdak à simuler le procès d’un grand-duc écarté du pouvoir.

Quant au « cercle de craie », il commence à en être question... trois pages avant la fin de la pièce ! La pièce est révolutionnaire en ce qu’elle remet en cause les prétentions à la propriété privée (le travail prime sur la propriété), les liens du sang (le travail d’éducation prime sur la filiation biologique), les traditions (le progrès l’emporte sur le conservatisme). Bien entendu, les prêtres, les moines, la justice de classe sont dénoncés.

Chansons, poèmes récités, narration assurée par un chanteur porte-parole de Brecht, tout cela contribue à offrir au spectateur de belles envolées poétiques, mais aussi, par les ruptures de tempo et de ton, à le distancier d’une adhésion émotionnelle trop soutenue au personnage positif de Groucha, qui attire fortement la sympathie par sa bonté et son sens du sacrifice, rejoignant ainsi d’autres héroïnes brechtiennes (« Sainte Jeanne des Abattoirs », « Simone Machard », « La Mère », « Mère Courage », etc.).

Jusque dans ses exagérations et ses outrances, cette pièce garde, outre sa valeur démonstrative, un certain caractère jubilatoire qui en fait l’une des meilleures de Brecht.
khorsabad
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le 26 janv. 2015

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