Chroniques de l’obsolescence de l’homme, en une écriture fort rare. Une grande réussite.

Juin 1906. Félix Régnault, paléontologue amateur passionné découvre les empreintes de main dans la grotte de Gargas, trente-quatre ans après avoir commencé à l’explorer. Ayant gratté le sol pendant des années à la recherche de bout d’os minuscules, regard tourné vers le sol comme l’homme des origines, il a enfin élevé son regard vers le haut et découvert les empreintes. Homme d’une époque qui a foi dans la raison et le progrès, Félix Régnault est confronté à l’inépuisable mystère de l’art pariétal – autour duquel Michel Jullien développe son regard et ses rêveries pensives dans Combarelles -, comprenant sans doute avec les empreintes de main que l’homme ancien avait déjà inventé «ce qu’aujourd’hui nous appelons tout à la fois langage et le mystère».


« Félix ce jour-là se trouve face à une paroi opaque et les ténèbres qui l’enveloppent, au lieu de s’éclaircir comme elles le faisaient toujours sous la double poussée de la science et de la raison, se sont au contraire épaissies. Car voilà, aujourd’hui, Félix a découvert un mystère. L’homme ancien n’était pas cette moitié d’animal dont ils ont jusqu’ici patiemment recensé les vestiges et les débris mais au contraire un être de rituel et peut-être aussi de langage qui traçait au plus profond des grottes des signes que personne ne pourra jamais comprendre ni expliquer. Le mystère des origines, celui-là même qu’ils croyaient bientôt pouvoir percer, leur revient en pleine face d’un revers de main. »


Quelques mois plus tôt, en mars 1906, la plus grande catastrophe industrielle européenne s’est produite dans les mines de Courrières, ayant causé la mort de plus de mille hommes, les actionnaires ayant préféré noyer la mine pour pouvoir la sauver en emmurant vivants les mineurs. Malgré l’abandon des recherches, certains ont survécu sous terre pendant plusieurs semaines avant de ressurgir tels des cadavres revenus de l’au-delà. Pour évoquer cet enfer souterrain, Bruno Remaury a sans doute lu les récits des rescapés de cette catastrophe, rassemblés dans un livre édité à l’Œil d’or (La catastrophe des mines de Courrières, 2006).


« Au long de cette ligne verticale qu’avait un jour tracée l’homme ancien afin de savoir, pour lui-même et les siens, où le monde allait, eux sont tout en bas, dans ce nouvel enfer où l’Orcus des anciens s’est réincarné en fils monstrueux de la raison et du progrès, du machinisme scientifique et des vaines promesses d’une humanité délivrée. À un moment de leur récit, les mineurs racontent qu’ils se sont retrouvés dans l’écurie, vaste salle à la voûte taillée dans le rocher construite par l’administration de la mine et qui est, disent-ils, en train de devenir leur tombeau. Ils sont assis là, comme les dormants d’Ephèse, mais sans pouvoir dormir, apeurés qu’ils sont, seuls sous la voûte comme l’était l’homme ancien quand les monstres l’entouraient dans l’obscurité. »


Autour de trois périodes de l’Histoire, 1906, 1506 et 1946, Le Monde horizontal, livre d’une richesse inépuisable, relie en une marqueterie fascinante de mythes et de figures réelles comme fictives, des chroniques du savoir vacillant, des vaincus et des ruines produites par le fracas de la modernité, racontant comment le regard de l’homme sur le monde s’est aplati, abandonnant sa grandeur verticale au profit d’une expansion horizontale, au sens étiolé désormais gouverné par les impératifs économiques.



  1. Quatre siècles plus tôt dans le château des Sforza à Milan, un adolescent de seize ans, Francesco, vient d’entrer au service de Léonard de Vinci, dans cette bâtisse où Leonard a peint des arbres enchevêtrés, « arbres des origines » qui permettent à Bruno Remaury de relier la Renaissance aux racines de l’homme ancien. À la manière de Pierre Michon dans Maîtres et serviteurs, Bruno Remaury n’entre pas dans l’éblouissement face à l’œuvre du maître mais, par la voix de Francesco Melzi, « le seul de ses disciples à le suivre dans tous ses voyages, jusqu’au dernier, vers la mort», partage son regard sur le monde. Un regard empli de cette eau qui entoure Milan, hanté par la crainte du jugement dernier et du déluge, du flux incessant des forces naturelles, depuis que la déforestation, qui a débuté plusieurs siècles auparavant, a transformé les alentours de Milan en une plaine liquide.


1506 est aussi l’année de la disparition de Christophe Colomb, l’année où le cartographe Martin Waldseemüller travaille au dessin de son planisphère. Léonard de Vinci a fait le portrait de l’un de ceux qui se sont aventurés à l’époque sur les immenses plaines liquides à la recherche de nouvelles terres émergées, Amerigo Vespucci, parti à la suite de Christophe Colomb sur cette voie « où allaient s’engouffrer les réprouvés du monde entier, et ils seront nombreux ceux qui saisiront la perche tendue afin de franchir les eaux gonflées du grand fleuve Atlantique et s’en iront, à la suite d’Amerigo, vivre dans le paradis qu’il a décrit. »


« Les confins du monde n’ont pas tous été explorés mais ils ont été atteints et ont, de ce fait, cessé d’être les franges inconnues et magistrales du divin. Le quatrième chapitre du grand livre s’est ouvert, d’un coup la terre s’est trouvée dépliée et dans le même temps dépossédée de son caractère secret, et sacré, pendant que l’homme en retirait le sentiment qu’il pouvait toute entière la figurer, l’embrasser, la comprendre, ta tenir pour ainsi dire dans le creux de la main. Ça y est, à présent que la terre est étirée aux quatre coins de la plaine liquide, tout est prêt pour que l’homme puisse de tous côtés se tourner et qu’il ne soit plus, par la paume, au centre de la pierre, attaché. La nuit de la grotte et le fracas de l’océan, des bêtes et de la forêt vont peu à peu laisser la place au bourdonnement industrieux de la ville, au murmure de la plaine, au glissement de l’eau le long des canaux endigués. »


Récit du désenchantement de la modernité porté par une écriture rare, évocateur du chant élégiaque d’Au fond de la couche gazeuse de Baudoin de Bodinat, Le Monde horizontal se présente sous une forme plus fluide au croisement de l’essai et du récit, avançant en flux et stases, grâce aux fils de soie qui relient moments et personnages, comme ceux des Anneaux de Saturne de W.G. Sebald.


1946.Venant du front du Pacifique, un groupe de soldats américains démobilisés traversent l’Amérique pour rentrer chez eux. L’un d’entre eux, Harry, devient chauffeur de bus chez Greyhound, ces bus dans lesquels tout peut arriver en Amérique, et notamment l’agression d’Isaac Woodward, vétéran au nom de patriarche biblique, agressé par un policier parce qu’il était noir. Harry qui sillonne l’Amérique au volant de son bus, note que la libération n’a pas apporté la paix mais la peur, avec la possibilité de la destruction de l’humanité par l’atome. Il note le regard vide de l’homme moderne, dans un monde désormais cartographié, arpenté, libéré du secret et du sacré, « être condamné, au lieu de faire l’expérience du monde, à se contenter de ses fantômes » selon les mots de Günther Anders, alors que démarrent les essais nucléaires américains dans l’atoll de Bikini, en juillet 1946.


« Ça y est, l’Amérique a donné un visage au monstre qui va rester longtemps tapi au cœur de sa nuit, dans le coin sombre des peurs du monde contemporain. Et plus elle rejoue la fin du monde pour mieux démontrer sa force au monde entier, plus elle donne corps à ses peurs même s’ils ne sont pour l’instant que des corps de celluloïd peints. »


Assemblant les chroniques d’une humanité lancée dans une expansion horizontale sans but, après s’être libérée de l’enfermement de la grotte et des peurs archaïques, confrontée à l’épuisement du sacré et aux peurs de l’extinction, Bruno Remaury compose avec ce livre publié en août 2019 aux éditions Corti un admirable enchaînement de portraits, sous le signe des photographes August Sander et Diane Arbus, qui n’auront cessé de donner un visage à ceux qui vivent dans les marges du monde.


Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde :
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le 26 avr. 2020

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