Drôle, profond, intelligent, caustique, philosophique. Un grand bonheur...

[Ayant quitté Stuttgart pour Copenhague, Markus Cheng se voit charger d'enquêter sur la mort de l'ambassadeur de Norvège au Danemark, abattu à Vienne lors d'une exposition Dürer. Cela oblige le détective manchot à revenir, sans grand enthousiasme, dans sa ville natale.]

Comme pour les autres romans d'Heinrich Steinfest, il est particulièrement difficile, voire absurde, de tenter de résumer Le poil de la bête, longue histoire de 640 pages magnifiquement traduite par Corinna Gepner. Si vous n'êtes pas familier de l'œuvre, si vous êtes plutôt habitué à des récits criminels très formatés, la densité labyrinthique de cette nouvelle aventure de Markus Cheng risque d'être un obstacle à une fructueuse prise de contact avec l'une des plumes les plus intéressantes de la littérature policière actuelle.

Il y a de l'anamorphotique dans Le poil de la bête et ce n'est sans doute pas un hasard si Dürer est présent dans le roman, lui qui y voyait « l'art de la perspective secrète ».

Heinrich Steinfest construit des blocs de narration parfaitement logiques – ce qui ne les empêche nullement d'être traversés par son écriture très particulière, drôle, intelligente, décalée, digressive – qui, avec le recul (ou plutôt l'avancée dans la lecture) gagnent en énigmatique. À l'échelle de la phrase, du paragraphe ou encore de ces grandes parties annoncées par une citation de Ludwig Wittgestein, l'effet est le même : modifier la perception et effriter les certitudes du lecteur face au réel dont est censé rendre compte le récit.

L'illusion, car il ne s'agit au final que de cela, n'est ni toujours immédiate, ni définitive. L'auteur force en quelque sorte notre point de vue pour accéder à une autre histoire (ou modifier celui que nous avions sur celle en cours) et laisser une trace pour le juste moment où nous serons à bonne distance du tableau/récit, découvrant enfin et à la fois les sens, évident et caché. On retrouve cette problématique dans l'incipit de la sixième partie, tiré des Investigations philosophiques de Wittgenstein :

« À quoi donc est-ce que je crois, lorsque je crois à une âme dans l'homme ? À quoi donc, lorsque je crois que cette substance contient deux chaînes d'atomes de carbone ? Dans les deux cas une image se trouve au premier plan, tandis que le sens est tout à l'arrière-plan c'est-à-dire que l'application de l'image ne s'aperçoit pas aisément. »

L'histoire avance grâce et en dépit de faux-semblants, de trompe-l'œil, un peu comme Oreillard, le compagnon animal de Cheng, qui selon la façon dont il est couché, ressemble à un œuf poilu ou une pierre poilue, mais sûrement pas à un chien, et dont le sommeil est pareil à la mort.

Prenons par exemple le premier tiers du livre, qui introduit les personnages de Smolek et d'Anna Gemini, lui obscur fonctionnaire oublié dans les poussiéreuses salles des anciennes archives de la ville lors de leur déménagement, elle mère attentive et quelconque d'un adolescent handicapé cherchant un moyen de subsistance. Sous nos yeux, Steinfest transforme le premier en un génie criminel, un “ petit dieu ” qui débarrasse, gratis pro deo, une épouse d'un mari gênant, un frère de son aîné encombrant, etc., à la condition express que ce soit la victime qui rémunère l'exécuteur, sans se départir de son train de vie et de sa physionomie grise et bourgeoise de fonctionnaire viennois.

Anna Gemini subit une égale métamorphose, devenant une potentielle tueuse à gages, seule profession lui permettant de concilier les exigences de son maternel et paranoïaque amour avec son absence criante d'un quelconque talent. La rencontre des deux, les commandes que va bientôt passer le petit dieu à son ange de la mort ancrent le récit dans la réalité d'une matière policière, même si l'on s'est beaucoup amusé de la façon dont Steinfest a procédé à ces mutations.

L'entrée en lice d'un détective comme Markus Cheng peut donc s'effectuer tout à fait normalement... pour un Viennois manchot d'ascendance chinoise vivant à Copenhague sans parler le danois s'entend. À peine avons-nous eu le temps de suivre les débuts de son enquête que Steinfest nous dirige vers la prochaine cible d'Anna Gemini, un illustre compositeur en provenance du futur et tentant par tous les moyens d'y retourner. L'homme, célébré par le Tout-Vienne, cherche le trou spatio-temporel par lequel il est venu, dans une maison dont il obtint les coordonnées après décantation/interprétation d'un médiocre roman de SF.

Du coup, la perception que nous avions du réel et dont rendait compte jusque-là Le poil de la bête devient caduque. Sur notre déstabilisation, Steinfest prépare son incursion dans une sorte de fantastique urbain tenant du rêve éveillé – qui culmine lorsque Cheng manque mourir dans le grenier de son ancien immeuble –, où nous allons finir par accepter un étrange ballet mortel à propos d'une mystérieuse Eau de Cologne, le fait qu'un petit dieu qui donne la mort soit particulièrement intéressé à conférer aussi la vie, ainsi que des associations d'idées autour de chartreux, chats ou moines, réels ou allégoriques, qui génèreront tant de coïncidences policièrement productives.

À aucun moment, Steinfest n'abuse de son pouvoir sur son lectorat, à aucun moment il ne nous manipule. Nombreux sont les passages où il rend possible le questionnement de notre perception, de notre engagement dans l'aventure, même si c'est pour mieux nous embarquer quelques phrases plus loin.

Quand s'achève Le poil de la bête, toutes les positions sont soldées, tous les mécanismes de l'illusion dévoilés, y compris – dans une discrète mise en abyme –, la chimère autour du nom de Dieu qui aveugla certains protagonistes et pour laquelle tant de personnes moururent. Ce roman est un banquet fabuleux, intelligent et hilarant, qui console de la lecture de tant et tant de mauvais livres.
IvanSombre
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le 6 nov. 2013

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Ivan Sombre

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