Changer de lunettes, c'est aussi ça la démocratie

Je ne suis pas un fan inconditionnel de Zemmour. Il m'arrive d'être d'accord avec ses prises de position mais aussi d'être en désaccord avec elles, et heureusement nul ne devrait avoir besoin de gourou pour penser à sa place. En revanche j'aime son goût pour le débat, la polémique, la provoc' diront certains, car il est important de confronter les points de vue et de ne pas s'interdire des sujets de réflexion pour vivre en démocratie.
L'objectif de son essai est de "déconstruire les déconstructeurs" (notamment les intellectuels du courant post-moderne et leurs héritiers politiques) et de tenter de proposer un diagnostic pour comprendre comment ont évolué les mentalités en France depuis mai 68, date qu'il estime être une rupture historique.
Ce qui me frappe d'abord, c'est à quel point les avis sont tranchés sur SC concernant ce livre. Il y a énormément de 1/10 ou au contraire des notes très élevées qui peuvent parfois manquer de nuances. Je trouve l'ouvrage intéressant dans la mesure où il propose une vision alternative à celle que l'on retient habituellement à propos de l'évolution politique, sociale et culturelle de la France depuis les années 60-70. Il tente de prouver que là où l'on a cru progresser nous avons plutôt régressé. Par ailleurs, il possède une fine plume, un style très agréable, très littéraire, parfois lyrique qui me rappelle celui de Michelet par moment.

Je propose également quelques lignes pour tenter de répondre aux critiques habituelles faites à Zemmour à propos de son ouvrage car je les trouve parfois abusives.
On accuse Zemmour d'être un idéologue et de faire de la politique, ce qui est tout à fait exact et d'ailleurs il ne s'en cache pas, il s'en vante même parfois, il milite pour ses idées même s'il refuse catégoriquement d'être affilié à un parti; mais très sérieusement qui ne fait pas de politique dans le monde d'aujourd'hui ? est-ce interdit ?
On lui reproche de ne pas respecter une démarche "scientifique" propre aux historiens et sociologues. D'une part je rappelle qu'a aucun moment Zemmour ne s'est présenté comme un historien ou un sociologue, il rédige ici un essai qui n'a pas de vocation à l'exhaustivité ni à la scientificité. Et d'autre part, la sociologie et l'histoire demeurent des sciences humaines, par conséquent subjectives et non exactes. Elles s'écrivent et relèvent toujours de choix personnels ou d'une demande sociale. Elles furent bien souvent idéologiques aussi. A titre d'exemple on peut citer les débats historiographiques houleux sur la Révolution française (oppositions entre les thèses atlantistes de Godechot, celles des marxistes Soboul et Vovelle, et celles des libéraux comme Furet) qui s'expliquent par le contexte de production des travaux. Les historiens s'efforcent d'atteindre l'impartialité sans jamais saisir la vérité.
On lui reproche de bénéficier d'une promotion médiatique et de se poser en victime mais il convient d'indiquer qu'il s'agit d'un jeu de dupes entre Zemmour et les médias. Zemmour a besoin des médias qu'il désapprouve pour défendre ses idées et les médias ont besoin de lui pour faire de l'audience même s'ils sont en complet désaccord avec ses idées (l'immense majorité des médias a dénoncé sa pensée réactionnaire).
Certains ont dit que Zemmour accuse abusivement l'art, les chansons et les films d'avoir participé à une intense propagande en faveur d'une idéologie consumériste, libertaire et antipatriotique. Cette critique me parait assez justifiée (il s'agit d'une théorie particulièrement difficile à vérifier) mais reste incomplète car Zemmour précise aussi que ces éléments artistiques s'avèrent être un prisme pour mieux comprendre le contexte culturel, hérité de mai 68, et les mentalités d'une certaine élite intellectuelle au même titre que les mazarinades qui permettent d'analyser le contexte social de la Fronde au milieu du XVIIème siècle.
Par ailleurs, Zemmour ne propose aucune solution concrète aux problèmes qu'il soulève mais ce n'est pas l'objectif de son essai, il se contente de présenter un bilan, un diagnostic.
En filigrane tout au long de son ouvrage, Zemmour s'attache à dénoncer la vanité d'une grille d'analyse systématiquement moraliste et tente d'en proposer une autre motivée par le pragmatisme, le souverainisme et le patriotisme. Il considère que la morale ne peut-être l'unique conception à l'origine des actions humaines. Son point de vue sur l'échec scolaire en France aujourd'hui est révélateur de cette opposition. Contrairement aux orientations actuelles du gouvernement en matière d'éducation (socle commun, coéducation, aides aux établissements, égalité sociale des chances...), Zemmour milite pour une redéfinition totale de l'enseignement (fin du collège unique, retour à la sélection, mise en valeur réelle des filières professionnelles, fin du tout général intellectualiste)...


Pourtant sa grille d'analyse s'avère aussi parfois réductrice, il omet (volontairement) par moments des pans entiers des thématiques qu'il aborde. Ainsi, par exemple sur la question des banlieues et de l'immigration, sa vision appuyée sur les travaux de Christophe Guilluy est clairement incomplète (oubliant les difficultés économiques hétérogènes suivant les situations et le racisme latent bien réel mais qui, comme Zemmour le rappelle, est renforcé par le maintien des catégories raciales à travers la discrimination positive : populations noires et arabes prioritaires pour les emplois d'agent de sécurité, affiches publicitaires à destination de catégories ethniques précises...).
En outre son style agréable, très littéraire, se révèle parfois paradoxalement contre productif dans la mesure où les métaphores et hyperboles qu'il emploie régulièrement peuvent entraver la rigueur et la cohérence de son argumentation. Enfin, son usage des chiffres reste bien souvent litigieux mais cette remarque est aussi valable pour ses adversaires (exemple de l'Insee qui multiplie les termes techniques pour désigner parfois des réalités analogues).


Au total, l'ouvrage de Zemmour offre un autre regard sur les évolutions de notre société depuis la fin des années 60 avec certaines analyses très pertinentes même si d'autres souffrent de fâcheuses approximations même pour un essai.

josey-
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le 26 juil. 2015

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