Disparu en juin 2011, Jorge Semprun avait su mener d’un bout à l’autre de son existence une vie marquée par l’engagement et la conviction. Avec « Le Fer rouge de la mémoire », les éditions Gallimard proposent une anthologie de celui qui a été un des écrivains les plus importants de ces dernières décennies.. Une bonne opportunité pour revisiter cette œuvre essentielle.

La marque de l’Histoire
« Le fer rouge de la mémoire » regroupe pas moins de quatre romans : « Le Grand Voyage » (1963), « L’évanouissement » (1967), « Quel Beau Dimanche ! » (1980), « L’écriture ou la vie » (1994) et « Le mort qu’il faut » (2001), et permet d’embrasser près de quarante ans de l’œuvre de Semprun. En marge de cela, on trouve dans ce livre des préfaces ainsi que des essais comme « L’arbre de Goethe » ou « Mal et modernité ». Semprun y évoque communisme, fascisme et totalitarisme. Il en profite également pour régler quelques comptes, notamment avec le négationniste Maurice Bardèche . A cela s’ajoutent quelques pages bibliographiques soigneusement documentées.

Né en 1923, c’est dans une famille aisée que Jorge Semprun a grandit dans une famille aisée. Après avoir fui la Guerre d’Espagne, la famille s’exile en France où le jeune Jorge achève ses études secondaires au lycée Henri IV à Paris. Lors de la Seconde Guerre mondiale, celui-ci s’engage dans la Résistance et intègre le Parti Communiste espagnol (PCE). Arrêté par la Gestapo en 1943, il est déporté à Buchenwald. Il y vit l’expérience concentrationnaire qui marqua sa vie et condamna celle de bien d’autres.
C’est seulement en 1960 qu’il publie « Le Grand Voyage », son premier roman retraçant son expérience ferroviaire qui le mena en Pologne. S’en suivirent de nombreux ouvrages comme « La deuxième mort de Ramon Mercader », « Adieu, vive clarté » ou encore « L’écriture ou la vie ». Parallèlement à cela, il rédige des scénarios notamment pour Alain Resnais et surtout Costa-Gavras (Z, L’aveu). Avec toujours, en filigrane, la violence et l’étau du totalitarisme.
En marge de cette production littéraire, il reste un homme d’engagement. Membre actif du PCE, il coordonne la résistance sous Franco. Il est cependant exclu de ce parti en 1964 pour divergence d’opinion avec la ligne de ce dernier. La politique, il y revint plus tard : de 1988 à 1991, il devient Ministre de la Culture dans le gouvernement de Felipe Gonzales.

L’œuvre exemplaire
De son expérience concentrationnaire, Jorge Semprun a d’abord mis du temps à en tirer quelque-chose sous la forme artistique, romanesque. Ce n’est que 17 années après la libération du camp de Buchenwald qu’il publie « Le Grand Voyage ». Pire, ce n’est qu’acculé qu’il livre son témoignage. En 1960, la police franquiste procède à des rafles, il est obligé de se terrer dans un appartement, isolé, face à lui-même : « Je me retrouvais seul, immergé dans cette dimension déconcertante des heures creuses et des temps morts, sans fin. » C’est ainsi qu’il commence la rédaction de ce qui fut son coup d’essai et, par-là même, son coup de maître. Peut-être aussi est-ce dans ces conditions, dans ces « temps morts, sans fin » que s’impose à lui la nécessité de déconstruire chronologiquement ses récits. Car les livres de Semprun jouent constamment sur la temporalité. Et si c’est le cas dans « Le Grand Voyage », c’est encore plus prégnant dans « Quel Beau Dimanche ! » :
« J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique. Pas du tout par goût de la simplicité, il n’y a rien de plus compliqué que l’ordre chronologique. Pas du tout par souci de réalisme, il n’y a rien de plus irréel que l’ordre chronologique. C’est une abstraction, une convention culturelle, une conquête de l’esprit géométrique. On a fini par trouver ça naturel, comme la monogamie.
« L’ordre chronologique est une façon pour celui qui écrit de montrer son emprise sur le désordre du monde, de le marquer de son empreinte. On fait semblant d’être Dieu. […]
« J’avais décidé de raconter cette histoire dans l’ordre chronologique […] justement parce que c’est compliqué. Et irréel. »

Et c’est ainsi que finalement, le récit de « Quel beau Dimanche ! » implose, part dans tous les sens. Plus riche et peut-être plus abouti que « Le Grand Voyage », ce roman a le mérite de traiter des deux totalitarismes dont Semprun est le rescapé. Le nazisme d’abord et sa déportation à Buchenwald, son travail à L’Arbeitstatistik et son illumination face à un arbre en plein hiver, dans le camp, un spectacle sublime, onirique au milieu de l’horreur et de l’absurde. Puis le communisme, parti que Semprun connaît très bien pour en avoir été exclu. Le bien commun comme idéal, il en est revenu. L’utopie Stalinienne notamment lui apparaît tout autre à la lecture d’Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne.
« Quel Beau Dimanche ! » , c’est la beauté à Buchenwald. Comment un tel instant d’émerveillement est-il possible ? En résonnance à cela, Semprun se questionne : comment en est-on arrivé là ? A Comment l’Allemagne, nation de culture et terre de Goethe a-t-elle pu basculer dans une telle barbarie ?
Ces questions, si fondamentales soient-elles ne trouvent guère de réponse, que ce soit dans ces lignes ou celles de « L’écriture ou la vie ». Car on est là en présence d’une problématique spirituelle qui ne trouve pour réponse que quelques bribes, quelques pistes émises par la philosophie, l’histoire ou la psychologie. Car la dimension de cette tragédie (si le mot est encore valable à cette échelle) est incommensurable, et par-là même, intangible. C’est bien cette incompréhension qui a tué Primo Levi, c’est elle qui a assassiné Paul Celan et achevé Jean Amery. Et c’est bien là une des particularités de l’holocauste : occire des hommes à rebours. Car la catharsis ne fonctionne pas toujours. Cependant, les traces laissées serviront aux générations à venir. C’était là tout le combat de Semprun. On lui sait gré d’être décédé de sa mort naturelle qui nous laisse un peu d’espoir. Lui qui s’inquiétait de savoir ce que pouvait la littérature. La lecture de ses romans peut nous renseigner sur ce point.
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le 5 déc. 2012

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Anthony Boyer

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