Première chose : dire que ce livre est tout sauf un essai sur Thomas Bernhard-écrivain, comme vont être tentés de le penser les libraires et autres professionnels pressés de la profession du livre. C’est une rêverie. Une rumination après Thomas Bernhard. Une généalogie de la morale anti-roman-roman de Thomas Bernhard. Car oui, et il va falloir commencer à s’en rendre compte, la collection de livres de la jeune maison d’édition Tinbad constitue déjà la plus belle attaque du moment contre la peste bubonique du roman-chromo-à-histoire qui a envahi tout l’espace littéraire (en France comme ailleurs), avec ce trio de choc : Carrousels (Jacques Henric, 2015), (L)ivre de papier (1) (Guillaume Basquin, 2016) et Le spectre de Thomas Bernhard : triumvirat pour terrasser l’hydre (affreux) de l’anti-littérature. Ce qui va peut-être d’ailleurs déjà lui poser des problèmes de commerce et de visibilité, à cette maison de livres, puisque désormais il semble que les « critiques » « littéraires » (tout entre guillemets) ne sachent plus du tout lire, sauf du prédigéré, du tout-cuit – afin d’y apposer leur prêt-à-penser sur la « bio » de l’auteur (à cette aune-là, mieux vaut d’ailleurs avoir été violé dans sa jeunesse par un étranger ou par son père – si vous avez eu une enfance malheureuse et que vous l’avez dit au lecteur, ce sera encore mieux). Il se défend, le milieu littéraire – et c’est bien normal : depuis Raymond Roussel, et jusqu’à Guy Debord et « Tel Quel », il a toujours eu en sainte horreur les attaques contre son petit commerce de romanesque : il les a toujours ignorées et occultées du vivant des dits auteurs. C’est de bonne guerre… Huot écrit : « Petits romans anémiques totalement dénués d’intérêt puisque ce qu’on publie à tour de bras se résume de plus en plus à de petits romans anémiques écrits par des auteurs anémiques publiés par des éditeurs anémiques pour des lecteurs non moins anémiques […] » On n’a pas idée, aussi… Quelle impudence !
Et pourtant, il suffit d’ouvrir les oreilles pour se réveiller : « En dépit de tous les traitements qui lui ont été administrés par un certain nombre de ceux qui se sont succédé à son chevet dans l’espoir de la sauver, la littérature a succombé à la peste bubonique du roman, c’est-à-dire à la peste bubonique de la littérature, "Je hais les histoires" a dit T.B., l’un des plus violents de ces grands thérapeutes, "Je suis un destructeur d’histoires, je suis le démolisseur d’histoires type, quand je me met à écrire, si une anecdote se dessine, si je vois apparaître ne serait-ce que le moindre contour d’une histoire, je tire à vue, je la démolis aussitôt", a-t-il dit. » Mais attention, la pensée (donc l’écriture, c’est pareil) de Huot est bien plus retorse que ça : elle est dialectique : voyez ça : « Mais nous, même si, tout comme lui, nous nous refusons à succomber à la peste bubonique du roman, T.B. ne pourra pas nous empêcher de raconter toutes les histoires qui nous passent par la tête, pour peu qu’elles s’inscrivent, parmi d’autres matériaux, dans la chronique d’une pensée qui se confond avec une chronique de la vie qui passe, si nous voulons raconter une histoire, T.B. ne nous en empêchera pas, T.B. ne nous fait pas peur, tous ont toujours tremblé devant T.B., tous ont toujours été terrorisés par T.B., et aujourd’hui encore […] » Mais donnez-nous notre nourriture littéraire de demain !
Huot n’a peur de rien, pas même de Thomas Bernhard, qu’il rumine à sa guise, à son rythme fait d’infinies digressions (de très nombreuses phrases font plus d’une page : c’est une pensée qui s’écoule : un flux continu de conscience). Nietzsche regrettait, dans son Zarathoustra, que l’homme ait, depuis longtemps, perdu la faculté de ruminer. Voici un homme – un écrivain – Cyril Huot – qui l’a retrouvée, cette étrange faculté. Il ne raconte pas d’histoire, et pourtant ça foisonne de pensées en fusées. Comme disait un certain Michel de Montaigne, « il y a plus de livres sur les livres que sur tout autre sujet ; nous ne faisons que nous entregloser ». Huot glose – et ça fourmille – entre ses écrivains préférés : Thomas Bernhard donc, Kafka, mais aussi Wittgenstein, Beckett, Musil, et Pessoa… (J’en oublie certainement.) Elle est retrouvée ! Quoi ? La grande rumination littéraire : c'est Thomas Bernhard allé avec Kafka, son seul prédécesseur direct (et ce livre le prouve) : le roman pense.
Huot rumine et rumine sur l’impossibilité d’écrire sur Thomas Bernhard sans le détruire et sans se détruire lui-même en tant qu’auteur. De cette impossibilité même (c’est une aporie évidente), il fait pourtant œuvre : « Quand il nous faudrait coûte que coûte aller jusqu’à épuisement de nous-mêmes et des choses, quand tant que nous n’entrons pas dans la folie, nous n’entrons nulle part, ainsi tant que nous n’entrons pas dans la folie de T.B., nous ne pouvons pas entrer dans l’œuvre de T.B., nous prétendons entrer dans l’œuvre de T.B. et nous nous refusons à entrer dans la folie, aussi bien dans la sienne que dans la nôtre, tant que nous nous refusons à faire nôtre sa folie qui aussi bien est la nôtre, qui doit absolument être la nôtre, nous nous condamnons à ne rien comprendre à T.B., quand la folie est la clef de l’œuvre de T.B. comme elle est la clef de l’œuvre de tout auteur digne de ce nom, un auteur qui n’explore pas la folie, celle des hommes, celle du monde, comme la sienne en propre, est un auteur qui se condamne au bavardage […] »
Et surtout : « “La question n’est pas écrire sur Wittgenstein. La question c’est  : suis-je Wittgenstein, ne serait-ce qu’un instant, sans le détruire, lui (Wittgenstein) ou moi (T.B.)  ? À cette question je ne peux pas répondre, par conséquent je ne peux pas écrire sur Wittgenstein.” Voilà ce qu’il avait répondu T.B. quand on lui avait demandé un article sur Wittgenstein et qu’il avait ainsi refusé à jamais de faire cet article sur Wittgenstein, aussi la question n’était-elle pas d’écrire sur T.B., j’avais dit à Herman, la question, c’était  : puis-je devenir moi-même, ne serait-ce qu’un instant T.B., condition nécessaire, condition absolument indispensable, pour que j’ose, ne serait-ce qu’un instant, envisager d’écrire, nons pas sur T.B., comme se croient autorisés à écrire sur un écrivain, sur un philosophe, sur un artiste, ceux qui ne se posent même pas cette question, mais puis-je écrire mon T.B. sans ainsi l’anéantir, lui, et sans m’anéantir moi-même dans cette opération  ? »


Dire que ce livre est une grande cathédrale, très patiemment construite (sur plusieurs années) : il a fallu à son auteur trouver un angle pour construire une sorte de « roman » après l’œuvre de Thomas Bernhard, inventer un double du narrateur, Herman Herrmann (on croit comprendre que c'est un homme de théâtre, qu'il est mourant), qui permet de relancer sans cesse le monologue intérieur ; et cette clé ne nous est donnée qu’à la toute fin de l’œuvre, page 217 : « C’est le grand principe de la tierce personne, je lui avais répondu, tu me seras utile pour faire ce que fait T.B. lui-même dans tous ses bouquins, à savoir, se dédouaner en tant que narrateur en mettant dans la bouche d’une tierce personne quelques propos bien sentis sur le monde que celui-ci n’a aucune envie d’entendre et qu’il ne manquerait pas de faire payer chèrement à l’auteur si celui-ci avait eu l’imprudence de les endosser et de les exprimer lui-même en style direct à la première personne du singulier, mais cette tierce personne est bien plus que cela, naturellement, elle est la troisième ligne de force, le troisième point d’assise de l’édifice, celui qui est indispensable à la stabilité d’une architecture littéraire telle que T.B. la conçoit […] »
En vérité, cela, Thomas Bernhard l’avait enseigné à notre auteur, dans Corrections : « Pour donner un appui stable à un corps, il est nécessaire que celui-ci ait au moins trois points d’assise qui ne soient pas en ligne droite. » Le spectre de Thomas Bernhard, œuvre absolument baroque et ennemie de toute ligne droite, a trouvé une forme bien stable : c’est une sorte d’anneau de Moebius – à reprendre depuis le début à peine sa première lecture achevée…

Rêverie, ai-je dit en début de cet article ? Oui : « Jusqu’ici je ne suis pas parvenu à me perdre en T.B. comme les mystiques disent qu’ils se perdent en Dieu, mais je dois être en progrès parce que le spectre de T.B. vient maintenant chaque nuit me visiter en songe […] » Le spectre de Thomas Bernhard est l’histoire de ce songe.


Notes :
(1) On y lit : « il faut pouvoir pratiquer la lecture comme un art c’est-à-dire savoir ruminer chose que l’on a parfaitement oubliée de nos jours ».

WalterPascin
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le 29 mars 2016

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