À l’ombre des montagnes, dans une vallée perdue loin du fracas de la guerre civile, Hettie Childs veille sur la ferme familiale, en attendant le retour de son mari parti combattre du côté confédéré. La vie est dure mais elle peut compter sur son fils, Robey. Un matin de mai 1863, parce qu’elle a vu en rêve la mort du général Thomas Stonewall Jackson, Hettie le charge d’aller rechercher son père. Robey doit partir, laisser derrière lui la naïveté de l’enfance pour affronter le monde des hommes. Il ne doit faire confiance à personne. Sa mère l’a prévenu, avant de le pousser sur la route avec juste une veste réversible, grise d’un côté, bleue de l’autre, en guise de sauf-conduit.

« Et n’oublie pas, poursuivit-elle en posant les mains sur les épaules du garçon, le danger ne s’attarde pas auprès de ceux qui ne craignent pas de l’affronter.
Il n’avait pas oublié non plus que, à ses douze ans, elle lui avait dit qu’il avait l’âge de travailler la terre, mais pas de mourir pour elle. Mourir pour la terre requérait avoir au moins quatorze ans, et il les avait, à présent. »

D’aucuns jugeront peut-être ce point de départ banal, prétextant l’avoir déjà lu ou vu mille fois ailleurs. Pourtant, il ne m’a pas fallu longtemps pour être happé (formule consacrée n°123) par l’écriture imagée et évocatrice de Robert Olmstead. Au point de déclarer ici-même (je vais me gêner, après tout je suis virtuellement chez moi) mon coup de cœur pour ce roman. N’ayons pas peur des mots, j’ai vécu avec cette histoire un choc esthétique et émotionnel au moins aussi fort qu’en lisant un livre de Ron Rash. Voilà, c’est dit. Maintenant, détaillons…

Le Voyage de Robey Childs relève de la grande tradition américaine du roman d’apprentissage. On accompagne le jeune Robey dans un périple périlleux, sur le papier, un simple allez-retour, où le jeune garçon va se dépouiller des derniers vestiges de l’enfance. Une sorte de voyage au bout de l’enfer qui va le voir côtoyer l’horreur et les côtés sombres de la nature humaine.
Sous la plume de Robert Olmstead, le temps et l’espace semblent se dilater, faisant la part belle à la nature et à des paysages revenus à leur sauvagerie première à cause de la désertion des hommes. L’errance de Robey prend même une tournure onirique, voire cauchemardesque qui ne dépare pas du tout dans le récit. Bien au contraire, elle lui confère l’atmosphère mystérieuse d’un conte.
Malgré l’avertissement de sa mère, Robey n’échappe pas aux mauvaises rencontres. Un voisin lui confie un cheval d’exception, noir comme le charbon, pour remplacer sa jument fatiguée. L’animal suscite la convoitise d’un vagabond déguisé en femme qui le lui vole, le laissant pour mort. Par la suite, il croise la route d’un pasteur manipulateur et malfaisant, accompagné de sa femme enceinte et de sa fille.
Au fil de ces rencontres, Robey apprend beaucoup. Il endurcit son caractère et s’habitue à une violence dont il finit pas user lui-même pour se défendre et faire ce qu’il estime être juste. Mais rien ne l’a préparé à la vision sidérante du champ de bataille jonché de cadavres n’ayant même plus apparence humaine. Un champ de morts dont les restes sont moissonnés par des charognards humains.

« Tout cela n’était que quelques images dans lesquelles son esprit avait pu mettre de côté ce qu’il avait vu pour le garder en mémoire car, dans ces champs de sorgho, gisaient cinquante mille victimes, cinquante mille hommes tués et blessés, manquant à l’appel. Ils étaient en morceaux épars. D’autres étaient entiers, apparemment sains et saufs, et ils erraient çà et là, avant de devenir les nouveaux morts, tandis que d’autres encore avaient été transformés en vapeur ou en graisse, ou n’étaient plus que des lambeaux de chair et des os pulvérisés. On pouvait trouver là, éparpillé sur ces quelques centaines d’hectares, tout ce qui constitue un être humain, à l’intérieur comme à l’extérieur. Il y avait assez de membres et d’organes, de têtes et de mains, de côtes et de pieds pour raccommoder corps après corps – il ne manquait que le fil et l’aiguille. Et une couturière céleste. »

Au terme de son voyage, auprès de son père moribond, Robey achève donc sa mue. Désormais devenu un homme, il est en mesure de comprendre l’ultime enseignement de son géniteur. Il lui revient de porter le fardeau d’une condition humaine capable des pires excès et à tenir sa place sans faiblir dans un monde déserté par Dieu où seule l’absurdité prévaut.

« Il faut que tu saches mon fils. Ce qui s’est passé ici, ce n’était pas une question d’hostilité, ni de cruauté.
– Oui, père. Je sais. Repose-toi maintenant.
– Ceux qui étaient ici n’étaient pas des fous furieux. Ils n’ont pas fait ça par amour, ni par avidité, ni par ignorance. C’était des fils de bonne famille, ils étaient instruits. Ce que tu vois ici, c’est l’humanité. Le genre humain, tel qu’il est. »

Avec Le Voyage de Robey Childs, les éditions Gallmeister ne déroge pas à leur réputation d’excellence. Robert Olmstead rejoint illico la liste de mes auteurs préférés. J’espère maintenant la traduction de Far Bright Star et de The Coldest Night, les deux autres volets de la trilogie inaugurée avec ce Coal Black Horse. Le premier serait un western se déroulant au Mexique en 1916 et l’autre un roman de guerre contemporain. Je ne cache pas mon impatience de les lire dans un avenir plus ou moins proche. Croisons les doigts…
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le 23 août 2014

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