Un livre magnifique sur les migrants, d'une poignante actualité

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Le texte :
« Les échoués » de Pascal Manoukian est le récit de trois sans-papiers venus en France d’horizons lointains mais tous différents : Virgil vient de Moldavie, Chanchal vient du Bangladesh et Assan, accompagné de sa fille Iman, de Somalie. Ils ont tous fuit quelque chose, ils ont tous abandonné quelque chose ou quelqu’un, ils ont tous vécu un parcours chaotique (et le terme est faible) pour arriver en France.


Du récit de leurs départs (et des causes de ceux-ci) à celui de leur vie en France en passant par leur « voyage » (qui n’a rien mais alors rien d’agrément), Pascal Manoukian nous fait toucher une réalité que nos yeux de privilégiés blancs nés du bon côté de la frontière passent le plus clair de leur temps à occulter, à draper du voile de la pudeur, mal placée, de la gêne, à la limite du dégoût ou de la haine. Pascal Manoukian nous décille les yeux non pas avec la crudité nécessaire, allai-je écrire, mais la crudité réelle. Pour construire son récit, Pascal Manoukian est parti de ses années de terrain, puisant dans son expérience les (més)aventures de ses personnages en leur donnant un corps fictif. De son propre aveu, terrible quand on a lu le livre et tenté de visualiser les détresses psychologiques et physiques de ces êtres humains, la réalité dépasse ce qu’il rapport ici de façon romanesque.


A travers ces trois destins et le croisement de leurs routes sinueuses, à travers ces trois religions également, Pascal Manoukian touche son lecteur tant par la violence de ces histoires que par l’humanité qui se dégage de ses personnages. Ses héros, réels ou fictifs ?, surnagent ou tentent de surnager, malmenés entre les passeurs, les convoyeurs, les exploiteurs, les profiteurs (au sein même des communautés de sans-papiers). Du début à la fin de la filière, le clandestin est et reste une vache à lait qu’il faut traire continuellement, ne jamais laisser se reposer, toujours et sempiternellement le soumettre à une pression financière, morale et physique inacceptable.


Le statut du clandestin n’existe pas en tant que tel. Pas en tant qu’être humain en tout cas et Pascal Manoukian le rend très bien tout au long du livre et notamment à travers une image légumière frappante de vérité, reprise à deux moments clefs du récit, d’abord pour parler du trajet des clandestins assimilables au transport de marchandises puis pour évoquer les vagues d’immigrations :


« Parfois, mieux valait laisser les plus faibles se reposer une journée et reprendre la marche forcée le lendemain. D’autres fois, mieux valait abandonner le lot sur place, en plein désert, et partir en chercher un autre. C’étaient des choix d’épiciers : il fallait savoir sélectionner sa marchandise, bien la répartir dans les cagettes. Ne pas prendre de fruits trop jeunes qui n’auraient aucune chance de mûrir, ni de fruits trop mûrs qui ne supporteraient pas le voyage et qui risquaient en pourrissant de compromettre l’ensemble du chargement. Là était le seul risque des convoyeurs. Pour le reste, ils n’avaient rien à craindre. Les clandestins étaient dociles comme des légumes, entièrement dépendants des passeurs, terrorisés à l’idée d’être abandonnés ou arrêtés, incapables de s’orienter ou de survivre seuls. La cargaison parfaite, si ce n’est son côté périssable. »


« Les sans-papiers, à l’image des fruits et légumes, avaient leur saison. Leur arrivée sur le marché dépendait des tempêtes de sable ou de la mousson, mais aussi des fermetures de frontières ou des contrôles douaniers. Entre décembre et février, les Arabes dociles à souhait et habiles pour les petits travaux se faisaient rares, victimes des caprices de la Méditerranée. De mars à juin, la fournaise sahélienne provoquait une pénurie de grands Noirs costauds, ou alors ils arrivaient amaigris comme des Pakistanais ; quant aux Kurdes et aux Afghans, rêches et rebelles mais excellents en soubassements, il fallait invariablement attendre le dégel et la fonte des neiges. »


Ecrivant en 2015 et plaçant son récit en 1992, si on peut toujours dire qu’il est facile de réécrire l’histoire a posteriori, cela permet-il en tout à Pascal Manoukian de tracer des ponts entre passé et présent, de relier les deux et de montrer à quel point l’immigration des années 90 n’a été que la simple répétition sur une petite échelle de ce que la misère et l’oppression à travers le monde ont créé de personnes avides d’ailleurs, avides d’autre chose, expliquant pourquoi les clandestins sont prêts à tout accepter pour peu que cela leur permette de ne pas rentrer chez eux…


« Les échoués » est un livre poignant mais jamais larmoyant, Pascal Manoukian ne cherche pas à nous émouvoir. Il a pris le lecteur aux tripes dès le début et la tristesse ne serait qu’un faible prix à payer pour survivre à Virgil, Assan et Chanchal. Non, il convenait de tordre les tripes du lecteur dans tous les sens pour qu’il saisisse la quintessence du message de Pascal Manoukian, pour voir et comprendre tous les détails du grand tableau qu’il peint devant nous, petit à petit. Ce livre est plus qu’un coup de cœur, il est un coup au cœur qui élance encore longtemps après le poing final.

Ga_Roupe
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le 4 sept. 2015

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Ga Roupe

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