Congrue: oui, au titre, ce livre est pour moi. Il est fait pour moi, c'est logique qu'on me l'offre. Mais... pour moi vraiment? Plutôt pour un moi plus ancien, boulimique de lecture, préférant le soleil couché sur papier que couchant derrière le livre (de plage). Mais j'aime toujours Flauflau et j'aime bien Senges. D'accord, c'est l'occasion de retrouver mon ancien moi et de lui faire une place aujourd'hui.
Goût: J'ai envers les essais le même rapport ambivalent qu'avec la poésie: d'un côté, beaucoup de mes lectures importantes sont des essais; de l'autre, le ton, le vocabulaire, le délayage de la plupart d'entre eux m'énervent prodigieusement. Cet essai-là est marqué de ces tares.
Impasse: Malgré les protestations de retour au réel, de retour au corps, les concepts forgés dans le livre -d'encyclopédie démontant le savoir scientifique, de diffraction du sujet dans l'alphabet ou de ventriloquie du langage commun traqué dans l'idiolecte de l'écrivain (etc.)- donnent tout de même l'image d'une littérature repliée sur le livre, sur le cabinet de lecture, sur la bibliothèque. Miroir mortifère, où l'écrivain grimace ceux qui l'ont précédé. Malgré la proposition bienvenue, vers la fin, de Bergougnoux de foutre tout ça aux ordures "Comme ça, on pourra enfin mourir tranquille", le critique montre une littérature fascinée par sa négation, son impossibilité, médusée par l'éclatement du réel qui rendrait impossible le récit unifié. Je répète: "malgré", car Demanze dit souvent l'inverse, mais parle avec délectation de cette spirale (figure qu'il affectionne à la suite d'autres qu'il cite) qui mène au rien qui est déjà quelque chose. Bon, pendant ce temps, on continue d'écrire des romans et d'inventer des histoires; il me semble qu'on pourrait considérer que la mort de (au choix: la littérature, le récit, l'auteur) n'a pas eu lieu.
Inconséquence: Demanze passe son temps à ne pas mettre en œuvre lui-même ce qu'il analyse. C'est dommage. Ainsi, en conservant la forme de l'ouvrage universitaire réunissant des articles partiellement réécrit, il en vient à des répétitions qu'une refonte de l'ouvrage par entrées alphabétiques aurait évitées. Il garde la maîtrise auctoriale qui est justement critiquée dans les ouvrages qu'il analyse, déploie la richesse érudite (satire ménippée, miroirs du prince) qui est parodiée, etc. Enfin, que diable! il n'a même pas inventé un ouvrage critique fictif, ou même un auteur! Le plus fort étant d'épiloguer en citant en exergue Flaubert: "La bêtise consiste à conclure." On me dira que c'est très subtil, très ironique. Je veux bien, mais l'ironie ne laisse nulle autre trace dans cette conclusion qui conclue tout à fait. On me dira que c'est pour bien indiquer que son travail n'est pas littéraire. Je veux bien, mais à quoi bon alors, si la littérature ne peut même pas avoir d'effets sur ceux qui font profession de l'étudier? Sans doute est-ce justement parce qu'il faut bien que le Critique parade en montrant les plumes qu'il a baptisées au cours du temps: inachever les savoirs, parcours encyclopédique (spatialisation des savoirs), pensivité... et montre qu'il a bien travaillé.
Routine: Au début, tout est nouveau. Les concepts pleuvent, les références jamais vues abondent. Puis, insensiblement, vient la répétition. De chapitre en chapitre, les idées reviennent, parfois avec les mêmes mots, les mêmes formules. En lisant la troisième partie, c'était fini: les idées développées avaient déjà été esquissées auparavant. L'épilogue m'a mis dans une rage de finir que je n'aurai jamais imaginée au départ. Ce désamour s'est amplifié devant le retour de certains auteurs (Laurens, Audeguy et dans une moindre mesure Perec) et la platitude d'analyses pratiquement publicitaires (Blonde et Mauriès), deux phénomènes laissant supposer -et je n'aime pas me retrouver à penser une chose pareille- des connivences, des copinages que la bibliographie critique laisse aussi imaginer.
Thésaurus: J'ai appris dans ce livre bien des choses: l’existence de Gérard Macé, dont l'oeuvre m'a paru intéressante mais peut-être, aussi, dispensable; que Camille Laurens écrivait des oeuvres proto-oulipiennes avant d'être dépeinte dans les médias comme une Christine Angot chic; que Perec est décidément un type passionnant; qu'Olivier Rolin a fait un livre fou (alors que je n'ai lu de lui qu'une sorte de repentir ambigu Tigre de papier); que la satire ménippée est une notion bien pratique pour sortir des questions de mimesis; que Pierre Senges aime Queneau; qu'existent deux livres que j'offrirai en potlatch à celui qui m'a offert celui-là. J'ai aussi regretté que les auteurs étrangers soient absents (et ne me dites pas que Borges et Eco sont des auteurs étrangers, ils le sont autant que Shakespeare et Dante); que l'auteur redouble quasiment toutes ses formules pour rien (Par exemple: "Au lieu d'une durée vécue, l'époque contemporaine multiplie les dispositifs d'enregistrement et d'archivage qui maintiennent ces bribes mémorielles à disposition, dans un inventaire et une archive du présent."; je propose cette réduction: "Au lieu d'une durée vécue, l'époque contemporaine multiplie les archivages qui maintiennent ces bribes mémorielles à disposition dans un inventaire du présent." Qu'y perd-on?); que les citations soient si rares, transformant, à cause de ma méconnaissance des oeuvres étudiées, certaines phrases en généralités aux sonorités ronflantes que j'ai du mal à croire ("L'un est une méditation sinueuse et vertigineuse sur les rapports entre réel et fiction; l'autre est factuel et propose une érudition stabilisée." Là, j'aurais bien aimé qu'une citation me montre cette méditation sinueuse et vertigineuse, car ces épithètes demandent preuve); que le livre, enfin, se serve de Bouvard et Pécuchet comme d'un fil rouge qui devient peu à peu un panache blanc auquel se rallieraient tous les écrivains cités ou étudiés, car le procédé finit par paraître mécanique, et l'oeuvre convoquée réduite à deux trois caractéristiques fortes; qu'il n'y ait pas de liste dans ce livre qui en parle tout le temps, comme il n'y a pas d'abécédaire.
Valeur: Les fictions encyclopédiques est précieux pour une raison au moins: il propose une histoire littéraire partielle (une "ligne" disons d'une hypothétique histoire globale) très cohérente et qui va jusqu'à nos jours. Une histoire littéraire est toujours une invention, une fiction, car les livres ont souvent de nombreux parents et des enfants plus nombreux encore, mais elle nous réconforte en nous promettant que l'effort individuel est relayé par un "esprit du temps". En dépit de la part trop grande à mes yeux concédée à l'impossible, l'inactuel, l'inachevable, bref, aux négations qui ont hanté la pensée sur la littérature après la seconde Guerre Mondiale, Demanze montre que le chemin emprunté depuis quarante ans continuent de l'être, même s'ils ne mènent nulle part, puisque la périphérie est partout et le centre... enfin ce genre de conneries.

Surestimé
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le 3 août 2015

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