« Paris s’ouvrait comme une main chargée de pouvoirs »

Les Hommes de bonne volonté sont une des sagas romanesques les plus considérables de la langue française : vingt-sept tomes du 6 octobre au 7 octobre, plus de 4500 pages (dans l’édition Bouquins de Robert Laffont, aujourd’hui la plus confortable pour les découvrir), des centaines de personnages. Corollaire : on ne peut porter un jugement sur l’ensemble de l’œuvre comme on le ferait d’un bref roman, en discutant des faiblesses de telle cheville ou de tel passage ; il faut plutôt tâcher d’adopter, pour comprendre cette étendue de papier (qui fut aussi, dans mon cas, une étendue temporelle : un peu plus de deux ans de lecture perlée) une vision “architecturale” de la série.


Deux clés me semblent utiles pour saisir ses principes de construction : le temps, d’abord, les hommes, ensuite, les deux soutenant le projet unanimiste de Romains.


Le temps : J. Romains a adopté assez tôt dans l’élaboration de l’œuvre le principe d’une durée de vingt-cinq ans, dans laquelle il lit, d’après un discours prononcé à Mexico, la période d’une “onde historique”. L’intrigue naît dans le long XIXe siècle finissant, où l’optimisme régénérateur côtoie la montée des inquiétudes ; elle culmine symboliquement dans la Première Guerre mondiale, placée au milieu du cycle ; elle s’achève en 1933, nouvelle année d’inquiétude. Comme on le voit, le temps romanesque ne s’écoule pas comme celui de la réalité : six années (1908 – 1914) occupent environ 14 tomes, les 13 autres étant occupés par une durée trois fois plus longues.


Ce constat m’amène au deuxième pilier de l’œuvre : les hommes (il n’y a quasiment pas de personnage féminin important sur la durée, si l’on exclut les compagnes des héros que Romains peint avec sympathie). Le cycle des Hommes de bonne volonté suit des personnages plus que des situations ; la narration exerce sa focale le long de leur chemin, s’éloignant de son terrain d’élection qu’est Paris quand nécessaire (pour se rendre dans le Velay, à Nice, à Londres, au Maroc ou à Odessa). Le dramatis personae, je le disais, est prolifique, mais structuré en cercles concentriques. Au centre, Jallez et Jerphanion, les deux amis ; le premier porte la plupart des réflexions de l’auteur sur la nature humaine, et le second son exploration des expériences politiques des progressistes bon teint sous la IIIe République. Ce sont les seuls à ne jamais quitter longtemps la narration, et le roman se clôt sur une vision de leur félicité amicale. Dans un deuxième cercle, des personnages substantiels, que l’on connaît assez en détail, qui accompagnent le récit, mais peuvent connaître de longues éclipses : l’homme d’affaires Haverkamp, le libraire Quinette, peut-être aussi Gurau. Dans un troisième cercle, enfin (et en excluant le long cortège des “cariatides” qui portent un personnage central, parfois non sans mérite), quelques résidents temporaires qui brillent pendant un tome puis n’apparaissent qu’avec discrétion : Sampeyre, Sammécaud ou, bien plus tard, Nodier appartiennent à cette catégorie.


Les personnages les plus centraux ne peuvent manquer de séduire : J. Romains, dans sa construction romanesque, ne manque pas de temps pour les rendre sympathique, et pour ajouter couche après couche, à la manière de la rose de Jay DeFeo, les détails qui leur donneront leur profondeur. Il met ainsi en lumière la première grande force de son écriture des personnages, sa capacité à trouver la notation juste, l’observation fine à tous les propos ; méritoire en soi, cette capacité finit par forcer l’admiration lorsqu’elle ne se tarit pas après plus de 5000 pages d’écriture. S’agissant des seconds rôles (le troisième cercle que j’évoquais ci-dessus), la façon d’ensemble de Romains me paraît excellente : il ne cède jamais à une obsession du croisement qui finirait par réunir tout son dramatis personae en un mouchoir de poche ; mais il orchestre plutôt des croisements de loin en loin, parfois presque manqués (Jallez et Quinette), ou fait ressurgir tel ancien protagoniste pour une vignette piquante (Sammécaud), sans se préoccuper de clore leur arc. Dans d’autres cas, c’est une aventure d’un personnage principal qui sera infructueuse et renvoyée en arrière-plan ; l’hôtel d’Haverkamp, dont la phase de planification est exposée avec un luxe de détail, réapparaît de manière tout à fait incidente par la suite, et encore comme une déception. L’imagination de Romains et la richesse de la galerie qu’il a convoquée lui permettent de “financer” une telle prodigalité, qui fait partie des meilleurs côtés de l’œuvre, de ceux par lesquels elle rappelle le plus la vraie vie (qui ne se préoccupe jamais de clore harmonieusement les intrigues).


Dans le même temps, la longueur de l’œuvre laisse parfois place à quelques faiblesses de détail, toujours s’agissant de ses personnages. Sa volonté de saisir toute une époque le mène parfois à créer des situations purement illustratives mais qui manquent de vie propre ; ainsi Louis Bastide (ancien élève de Clanricard) fait-il figure de luminaire placé au Maroc pour rappeler l’idée coloniale. Dans d’autres cas, au contraire, Romains, plus à l’aise avec sa matière, multiplie les dédoublements : la figure de l’écrivain connaît une diffraction qui la répartit entre Jallez, Allory, Strigelius, Mareil ou même (bien qu’il incarne un type assez différent) Vorge, qui ont tous droit à des développements substantiels mais parfois superflus. De plus, l’art de Romains requiert une ampleur, un déploiement dont manquent les personnages apparus sur le tard : on peine à se passionner pour les personnages des derniers tomes, dont l’apparition est soit peu convaincante (Nodier) soit fugace et trop “téléguidée” par la volonté de terminer le cycle (Françoise). Parfois, c’est un tome entier, ou de longs passages de celui-ci, qui sont absorbés par des circonvolutions d’un intérêt moyen.


Quant au projet d’ensemble, il relève, je le disais, de “l’unanimisme” dont se réclamait Romains, volonté de saisir tout ensemble les différents classes et segments de la société pour faire naître de cette vision panoramique quelque chose qui dépasse chacune de ses composantes. Il me semble que Romains réussit assez remarquablement à accomplir ce projet, en s’appuyant sur ses deux atouts. Les vingt-cinq ans de l’œuvre et sa galerie de portrait lui permettent de brosser un tableau détaillé des passions politiques de l’époque ; d’évoquer les questions techniques et économiques (Les Amours enfantines, troisième tome de la série, contient des réflexions fines sur l’automobile, la mode, etc.) ; les affaires étrangères ; etc. Il repose pour ce faire non seulement sur la magie de l’addition, mais aussi sur sa capacité à composer de grandes scènes récapitulatives ; c’est le cas de l’extraordinaire portrait de Paris qui clôt Le 6 octobre mais aussi du passage remarquable, sommet et pivot de l’œuvre, qui achève Le Drapeau noir, à la veille de la Première Guerre mondiale, et que je ne peux résister à citer : “Cette Europe, la leur, devenue mère et tutrice de tous les peuples, source des pensées et des inventions, détentrice des plus hauts secrets leur était moins précieuse qu'un drapeau, qu'un chant national, qu'un dialecte, qu'un tracé de frontière, qu'un nom de bataille à inscrire sur un socle, qu'un gisement de phosphates, qu'une statistique de tonnage comparé, que le plaisir d'humilier le voisin.


Par d’autres aspects, bien sûr, un tel projet ne peut que céder aux déséquilibres apportés par son auteur. Il est muet ou discret sur certains points : les avant-gardes artistiques sont quasiment absentes, malgré la multiplication des portraits d’écrivain (à contraster avec le portrait talentueux de l’Aragon d’Aurélien ou même avec Les Deux Étendards de Rebatet) ; le regard sur l’étranger est absent (très peu de choses sur l’Allemagne, au-delà des considérations géopolitiques) ou pauvre (la visite de l’U.R.S.S. dans Cette grande lueur à l’est), si l’on exclut de belles pages sur Londres et, mais en demi-teinte, sur Rome. À certains égards, l’unanimisme de Romains est aussi un provincialisme, malgré les voyages incessants des personnages. Dans d’autres cas, Romains aborde un sujet en profondeur sans trouver la note juste : les mouvements proto- ou quasi-fascistes en France sont décrits de manière un peu naïve ; les changements dans les mœurs et dans la vie sexuelle donnent lieu à des descriptions un peu égrillardes et pas très réussies sur la fin du cycle, sorte de pendant romanesque au penchant cru pour la chair que l’on trouve parfois chez les vieilles personnes (cf. notamment Le Tapis magique). Même sur ses terrains les plus forts, comme la vie politique, l’adresse de Romains faiblit parfois, notamment lorsqu’il confronte une personnalité politique réelle (Jaurès, etc.) à un personnage imaginaire — J. Gracq, dans En lisant en écrivant, observait justement que ce dernier devenait alors une simple patère qui soutenait la texture infiniment plus vraie du personnage historique.


Enfin, quelles leçons tirer de cet ensemble ? Peut-être qu’un point de départ approprié serait le vis-à-vis du premier et du vingt-septième tome, qui débutent et s’achèvent respectivement les 6 et 7 octobre. Romains lui-même disait avoir choisi le 7 octobre pour la fin de son cycle pour éviter la circularité qu’aurait impliqué un retour au « 6 ». Le « 7 octobre », en somme, c’est déjà l’histoire d’un progrès, modeste et pourtant difficile, créée par la conjugaison des bonnes volontés. Leur action, malgré les souhaits de certains (de Recherche d’une église à Naissance de la bande, deux titres qui illustrent deux logiques de l’action collective) ne se coalise jamais, reste toujours une rêverie (chez Jerphanion) ou un trompe-l’œil (chez Laulerque). Mais, chacun à leur niveau, ils peuvent parvenir à entretenir la flamme fragile d’une réussite collective tout en soutenant leur bonheur individuel. Cette attitude prudente vis-à-vis du politique, aussi nécessaire que décevant, et cette aspiration à une félicité épicurienne, me semble être la dernière invitation de J. Romains.

Venantius
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Lu en 2017

Créée

le 28 déc. 2017

Critique lue 1.9K fois

4 j'aime

2 commentaires

Venantius

Écrit par

Critique lue 1.9K fois

4
2

D'autres avis sur Les Hommes de bonne volonté

Les Hommes de bonne volonté
Venantius
8

« Paris s’ouvrait comme une main chargée de pouvoirs »

Les Hommes de bonne volonté sont une des sagas romanesques les plus considérables de la langue française : vingt-sept tomes du 6 octobre au 7 octobre, plus de 4500 pages (dans l’édition Bouquins de...

le 28 déc. 2017

4 j'aime

2

Du même critique

Middlemarch
Venantius
8

Cinq mariages et un enterrement

Middlemarch est à la fois intimidant par son volume, et étonnamment simple malgré lui. Son millier de pages n’est pas prétexte à la multiplication des personnages — bien que le dramatis personae de...

le 4 avr. 2020

9 j'aime

3

Mémoires d'outre-tombe
Venantius
8

L'Albatros

François-René de Chateaubriand avait les défauts de son époque : une vanité peu croyable, qui dispose aux grandes entreprises mais prête aussi à rire, notamment lorsqu’elle s’abrite quelques instants...

le 9 déc. 2019

9 j'aime

3

Le Hussard sur le toit
Venantius
5

Critique de Le Hussard sur le toit par Venantius

Je le confesse, j’ai eu quelques difficultés à commencer et à finir Le Hussard sur le toit. L’écriture est très belle, parfois sublime (il y a quelques passages qui frôlent la poésie en prose) ; le...

le 27 déc. 2015

9 j'aime