Oeuvre mondialement connue, roman-fleuve, roman-univers tant il foisonne, Les Misérables cultive tous les superlatifs, suscite les passions et même parfois un dévouement, une vénération. Victor Hugo est un écrivain immense dont l'ombre plane sur la littérature française, infusant jusqu'aux Etats-Unis et dans le monde anglo-saxon (cocorico), influençant de son vivant l'ensemble du monde des arts et des lettres. Certes on peut ne pas aimer ni son style ni ses écrits mais on ne peut lui enlever son aura de géant littéraire. Les Misérables représente la quintessence du roman français. Hugo y insuffle tout son talent, tout son égo, toute sa fougue. Il est la somme de tout son art d'écrivain : poème, roman, allégorie, plaidoyer social et politique.


En revoyant la version cinématographie de Robert Hossein - la plus symboliste et grandiloquente selon moi et donc la meilleure - j'ai, je crois, saisi la dimension essentielle de l'oeuvre et que j'avais jusqu'à là négligé.


Si on veut comprendre l'oeuvre je crois que la clé se trouve dans les premières pages. Le livre commence par une énorme disgression sur un personnage secondaire - et pourtant fondamental - de l'oeuvre, Monseigneur Myriel, l'évêque de Digne, qui recueille l'ex-forçat Jean Valjean alors que ce dernier n'avait aucun toit pour dormir. Pire, celui qui deviendra le héros du roman, remerciera son hôte en lui volant de l'argenterie, seule richesse que l'homme d'église possédait. Et on comprend alors toute la bonté du personnage lorsque le vieil évêque lui offre en sus ses deux chandeliers alors que Valjean venait d'être arrêté pour leur vol.


Il se passe alors quelque chose dans le roman, une sorte de basculement. Valjean, le prisonnier, le forçat, petit voleur, petit délinquant, aigri par dix neuf ans de bagne pour avoir volé un pain, se met à comprendre que sa rémission viendra en faisant le bien. Il a été sauvé par la bonne parole christique du vieil évêque. Monseigneur Myriel, et son geste de pardon, au-delà de la raison, enclenche la chaine de pardon qui infusera et caractérisera, à un moment ou un autre, tous les personnages. Myriel lui-même, personnage saint, demande pardon à un conventionnel, un de ses anticlérical de la révolution, alors qu'il ne lui a rien fait et que ça serait même tout l'inverse. Cette scène précède la rencontre avec Valjean. Elle enclenche le processus de rémission qui ne s'arrêtera plus jusqu'à la fin du livre.


La dimension chrétienne de l'oeuvre est fondamentale. Les misérables peuvent être sauvés par la miséricorde. Victor Hugo est plutôt un homme de la Révolution, peu enclin d'apparence à la religion. Opposé à la monarchie, opposé au second empire, devenu républicain après avoir été bonapartiste - je reviendrais sur ce point, assez important pour la suite de l'oeuvre. Dans les années 1860, lorsqu'il parachève son livre, il est encore en exil. Marqué par la misère de son pays, et par son propre "bagne", il se lance dans une fresque sur la pauvreté. Il est aussi un révolté, opposé à Napoléon III, opposé à la France bourgeoise - dont pourtant il est un représentant, une France qui nie les racines populaires du pays, qui affame et humilie les miséreux. Et il trouve, étrangement, une réponse dans le catholicisme, ici un catholicisme social, progressiste où l'homme, par l'intermédiaire de Dieu pourrait s'élever. En effet, homme de la Révolution, Hugo croit résolument au progrès. Voilà pourquoi tous les personnages de son roman progressent, un progressisme catholique, ce qui est un peu paradoxal et qui passe par sa vertu cardinale, le pardon.


Car la première caractéristique du roman, c'est que c'est un roman de personnages. Et quels personnages ! - Valjean, l'éternel forçat, Javert, l'inspecteur de police qui incarne la loi et qui le traque sans fin, Fantine, la femme-enfant prostituée et malade, les Thénardier, truands, bandits, marchands d'enfants et taverniers, Marius, le jeune idéaliste romantique et républicain - ressemblant physiquement à Hugo, Cosette, l'ingénue, Gavroche, l'enfant des barricades qui vit dans le moulage d'une statue d'éléphant, et j'en passe. On oublie aussi tous les extraordinaires personnages secondaires du livre : Eponine, la fille des Thénardier, amoureuse de Marius, Enjolras, le leader des révoltes parisiennes et ami de Marius, Fauchelevent, le vieux jardinier que Valjean sauva, Monseigneur Myriel... Tous on le droit à un développement. Il faut dire qu'en plus de 1500 pages, Hugo a le temps de développer à l'envi son univers populaire.


Ces personnages ne cessent de se croiser et de s'entrecroiser, revenant à des moments clés. Et comme je l'ai dit, le pardon les caractérise. C’est d’abord Jean Valjean, bagnard et voleur de pain qui en rencontrant la figure de monseigneur Myriel, qui décide de prendre le droit chemin. Mais c’est aussi Javert, l’intraitable inspecteur qui le pourchassera comme une ombre, qui finira par lui pardonner, et même l’horrible Thénardier, qui réhabilitera Valjean après l’avoir tant et tant maudit. C’est aussi Éponine, sa fille, qui se sacrifiera pour Marius après avoir tout fait pour qu'il la regarde mais qui lui permettra, un peu malgré elle mais aussi surtout par amour, de rencontrer Cosette, c’est aussi Marius, qui comprendra la bonté de Valjean après l’avoir chassé et celle d’Éponine qui meurt dans ses bras avant de pardonner les crimes de Thénardier qui a sauvé son père à Waterloo.


Ces personnages sont devenus archétypaux. D'ailleurs Hugo parfois ne dit même pas autre chose que leur nom ou prénom. Cosette reste Cosette. Fantine reste Fantine. On ne connait pas les prénoms des Thénardier - sauf de leurs enfants. Ils sont des symboles, des allégories, au service d'une histoire et d'un message social, religieux et politique. Ces personnages ont inspiré une myriade d'autres, aussi bien dans la littérature et les arts : Doistoevski utilisera Javert par exemple, sans oublier la culture populaire imprégnée d'images devenues d'Épinal : les barricades, la poupée et le puits de Cosette et tant d'autres...


Hugo lui-même s'inspire de ses contemporains, notamment Balzac, avec ses portraits réalistes et sociaux, notamment Dumas, avec ses intrigues historiques et très enlevées. Il est la somme de son époque littéraire et un homme de son temps.


Il se passe énormément de choses dans ce livre, comme je l'ai montré les personnages se croisent dans des scènes parfois entrées dans la postérité. La première : les révoltes et les barricades. Hugo a gravé dans le marbre la France des luttes et des révoltés. Mais on notera aussi les égouts de Paris, l'auberge de Thénardier et la scène de la poupée et du puits, le bagne, les morts de Javert et de Gavroche et j'en passe. Il crée des symétries entre les scènes, parfois à mille pages d'écart : entre Javert et Valjean par exemple. Javert qui libère Valjean du bagne. Valjean qui libère Javert, prisonnier sur la barricade. Il fait des révélations, maintient un suspens et utilise des symboles forts (chandeliers, poupée, barricade...) et marquants dans l'esprit de son lecteur.


Et il le fait avec un talent incomparable. Hugo a du talent. Il le sait. Il en abuserait presque. Il multiplie les effets de manche et de styles fabuleux. Hugo sait tout et sait tout dire. Son livre, dans la lignée du réalisme, fourmille de détails : explications historiques sur les rues de Paris, dictionnaire de l'argot, considérations politiques et religieuses diverses. En réalité, Hugo adore disgresser, parler de lui, parler de ce qui lui passe par la tête, tête géniale. Il prend le temps par exemple de décrire Waterloo, alors que cet évènement n'a qu'une infime incidence sur l'intrigue. Sa disgression fera plus de 50 pages, avec un tel génie qu'il inventera quasiment l'épisode du chemin creux, en faisant un symbole de la bataille alors qu'il n'a presque aucune réalité. L'épisode est tellement célèbre, bien que fictif, qu'il fait partie de l'histoire désormais. C'est la marque des plus grands, réussir par la puissance du verbe à transformer le réel, à réécrire l'histoire. On s'agaçerait presque d'Hugo s'écoute à ce point, disgresse en permanence, donnant de la lourdeur, de l'emphase, de la boursouflure à son oeuvre mais il le fait avec un tel génie qu'on lui pardonne ses erreurs, ses approximations, son égo.


Tout a été dit par Hugo lui-même sur son style et ses intentions littéraires dans la préface de Cromwell : tout doit être "sublime et grotesque". Qu'importent le réalisme, les disgressions, les images d'Epinal. Tout y est emphatique, voire ampoulé, en un mot, baroque.


Il aborde tant de thèmes et de genres : poésie, chansons, dialogues, roman à suspens, drame, romance, récit de bataille, essai politique, naturalisme, qu'il finit par faire la chronique de son temps, de sa jeunesse surtout (1815-1838). Tout y est traité : la misère bien entendu, mais aussi les soubresauts politiques, la vie estudiantine, la vie religieuse, la vie ouvrière, la vie bourgeoise et aristocratique, le banditisme, la justice, l'armée, la rue, l'amour, la mort, la jeunesse, la vieillesse, bref. Tout est y est. Peu de romans peuvent se targuer d'être une telle somme. C'est un peu notre Iliade et notre Odysée ou notre Bible, c'est selon.


Les Misérables est ce qu'est Guerre et Paix en Russie, une sorte de traduction romanesque de l'esprit français, de son souffle épique, révolutionnaire et romantique. Les Misérables, c'est la France en majuscule, ce sont nos lettres de noblesse. J'ai plongé dans cette lecture il y a bien longtemps maintenant et ce roman continue aujourd'hui d'incarner en moi une sorte d'horizon indépassable. C'est une oeuvre inclassable, qu'on ne saurait même pas noter tant elle dépasse par sa portée l'immense majorité de la littérature mondiale. Une lecture riche, éprouvante par moment, mais magnifique, envolée et tragique. Victor Hugo est un géant.

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le 13 avr. 2015

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Tom_Ab

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