Plongé fascinante (fascisante ?) dans le quotidien et l’esprit d’un condamné à mort (puis d’un bagnard gracié) lumineux. Rebatet continue de vivre sous la menace du coup de fusil qui peut survenir à tout instant. Et vivre pour Rebatet c’est avant tout ressentir. Ces lettres sont touchantes par cette sensibilité qui s’en dégage : sensibilité avant tout esthétique, exigeante et érudite et toujours exaltée et curieuse. Et même dans cet environnement rétréci, à l’horizon bouché par un mur en brique et une cheminée d’usine, l’essentiel de la vie d’un écrivain demeure l’écriture, des lettres bien sûr, mais surtout de son chef-d'œuvre, qu’il couve depuis des années.

Maintenu en joue par un peloton de fusilier, Rebatet écrit, écrit encore, grâce aux conseils et aux soutiens de son ami de jeunesse Roland Cailleux, auquel il adresse ses lettres, et dans l’affection que lui porte son ange gardien roumain, Véronique, qui veille jalousement sur son “Loucien”, sa tête reposant sur ses genoux tandis qu’elle lui caresse les cheveux. On comprend toute l’importance que Véronique a eu pour Rebatet durant ses années de détention, matériellement en lui assurant l’envoi de lettres et de colis, mais surtout sentimentalement (se savoir aimé, quel meilleur soutien dans les pires moments ?); jugez plutôt :

Je me suis toujours rappelé une des plus lugubres nuits de mai 1945, où dans les tréfonds de la détresse physique et morale, je fus brusquement et délicieusement apaisé par la certitude que Véronique, dont je ne savais plus rien me consacrait toutes ses pensées, que je n’avais pas à m’inquiéter de son sort, qu’elle allait travailler à mon salut et qu’elle me communiquait sa confiance. Si quelqu’un est capable de s’adresser à moi à travers ces murs, c’est elle. En quelque seconde, j’acquiers la conviction qu’elle me fait dire que je vais être fusillé au matin, qu’elle le sait, qu’elle est pleine de courage et que je dois être courageux à son exemple. Presque aussitôt, je me redresse, je redeviens maître de moi.

Les lettres débutent à Fresnes où Rebatet attend son procès. Il fait le récit de son odyssée carcérale, d’abord dans les affreuses geôles allemandes (Rebatet se rendra, en Allemagne, à la frontière helvétique), puis dans les, plus supportables, geôles françaises. Il évoque ensuite brièvement son procès, sa détention dans les quartiers des condamnés à mort (“c.à.m”), sa grâce annoncée par son avocat et ami Bernard de Sariac, son transfert à Clairvaux et le début de l’enfer : survivre au bagne. Ses dernières lettres parlent de la publication de son livre et de sa frustration, son désarroi face à la “conspiration du silence” qui l’accompagne. Impossible de ne pas partager les larmes de Rebatet au moment où la gloire littéraire, pour laquelle il a tant donné et dont il s’est montré digne, lui est refusée au nom de la “Liberté”.

Rebatet s’analyse finement dans ses lettres, il y parle de son besoin viscéral de poursuivre son activité intellectuelle par l’écriture de son chef-d'œuvre et par ses lectures ; il tient à rester à la page de ce qui se dit, se pense et s’écrit dehors. Il reste un homme de son siècle et tient à le rester. Il est, par exemple, très intéressé par l'existentialisme de Sartre, et trouve à ce dernier du talent littéraire. Il parle de son travail d’écrivain, de ses difficultés à écrire en l’absence de sa documentation, et partage avec Cailleux, lui aussi en plein travail de rédaction de son roman, une complicité réjouissante.

Sa lettre la plus notable, par sa longueur et par son émotion (elle fera pleurer Roland Cailleux), décrit les jours qui précèdent sa grâce et durant lesquels Rebatet se convainc de l’imminence de son exécution. Il prend rapidement le parti d’accepter sa fin et se hâte de mettre ses affaires en ordre, sous l'œil compatissant des gardiens qui tentent en vain de le rassurer sur son sort. Pendant une nuit entière et épuisante, Rebatet se livre à un travail frénétique pour laisser derrière lui un manuscrit inachevé mais publiable. Il décortique avec la précision d’un chirurgien ses états d’âme et ses émotions au moment où la mort se rapproche : son angoisse sourde, son esprit aiguisé en direction des moindres indices susceptibles de le renseigner sur son avenir proche, ses pensés pour sa femme... C’est bien mieux que du Hugo. C’est dans ce bouillonnement que Rebatet met le plus à profit son stoïcisme : ne cédant jamais à la panique et acceptant sa mort en déroulant la pellicule des évènements pour adopter la meilleure attitude face à la gueule des fusils. Puis la grâce, le soulagement qui s’infuse petit à petit et la joie, contenue mais réelle, de continuer à vivre.

Et vient le temps le pire pour Rebatet, l’enfer qui commence au bagne de Clairvaux où il se trouve empêché de travailler, où son esprit tourne à vide comme un moteur de voiture de course qui rugit au point mort, au milieu d’une foule de bêtes à bagne stupides. Rebatet n’a plus accès aux livres et aux revues de valeur, il est coupé du monde intellectuel qu’il aime tant. De ces lettres-là suintent le désespoir le plus triste, une fatigue complète de lutter inutilement contre un environnement hostile. Cependant Rebatet trouve la force d’apprendre un peu d’anglais et de lire des revues anglophones.

Et au milieu de tout ça, Rebatet ne se repend pas : il assume en homme son combat politique et accepte le sort tel qui se présente. En cela il est aussi digne que l’infortuné Brasillach.

On ressort de cette lecture en ami de Rebatet, au moins par compassion pour un artiste qui s’échine à surmonter les obstacles qui le retiennent d’achever son grand œuvre, et quels obstacles puisqu’il ne s’agit rien de moins que la mort. Il faut l’imaginer, chaînes aux pieds, encabané, luttant contre la montre, le froid, une santé précaire pour s’assurer qu’une partie de son Moi se perpétue auprès des vivants au travers de son roman : Les Deux Étendards.

P.S : on y apprend, et c’est une anecdote piquante qui ne manque pas de saveur, que Brasillach a pompé l’idée de ses Sept couleurs à Roland Cailleux qui n’aurait pas dû partager son idée à Robert, qui n’a d’ailleurs jamais assumé cette félonie…

SAS_Rodolphe
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le 17 mars 2024

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