Avertissement au lecteur pressé : vous ne pourrez pas lire ce livre.
Non, malheureusement, c'est un privilège dont j'ai le mauvais goût (?) de me vanter. Vous pouvez tout de suite cesser de lire cette critique, à moins que vous ne la preniez comme une occasion unique d'en savoir un peu plus sur un roman épistolaire libertin du XVIIIe qui est bien caché dans les tréfonds de la BNF, si j'en crois Jackal. Cette rareté, que je me suis procurée par des chemins tout à fait honnêtes mais tortueux, est donc une correspondance fictive, publiée anonymement en 1777, entre deux nonnes, Christine et Agathe, respectivement ursuline et carmélite.
"Chic", se dit le boute-en-train avide de coquineries gentiment scandaleuses aujourd'hui, "vu le titre, voilà qui promet bien de la délectation et des cochoncetés hérétiques, c'est très rigolo, lisons, lisons !" (Le boute-en-train, ou plutôt la boute-en-train, en l'occurrence, c'est plutôt moi ici. J'avoue mon vice.)

On est à moitié satisfait.
Premier point : la correspondance entre nos deux donzelles, l'une plus âgée, l'autre jeunette, l'une un poil plus discrète, l'autre plus taquine, prend des allures de confrontation de vanité. Ainsi, nous assistons au spectacle d'une battle carmélites vs ursulines : qui seront les plus dévergondées et les plus libertines ? Du coup, approximativement, âge mental des protagonistes = huit ans. C'est totalement minable... mais aussi terriblement révélateur : le minimum syndical de décence religieuse, de mime d'attachement aux dogmes est totalement nié, jeté aux orties, poubelle, bim, le constat est alarmant... La religion catholique, de même que toutes les religions constituées, comme je le développerai par la suite, c'est des conneries. (Je ne cite pas exaaaactement le livre, mais vous saisissez l'idée.) Ce que cela signifie aussi, c'est que le livre donne les armes à l'adversaire (à savoir, l'aficionado du catholicisme bigot) pour répliquer : les bonnes soeurs sont vaines et en arrivent presque à l'assumer... Et on sait ce qu'est la vanité pour la religion. Donc de la légèreté, beaucoup de légèreté, voire de l'inconscience.
Second point : donc effectivement c'est assez rigolo, mais cela revêt dans les deux tiers du livre les allures d'une fantaisie de libertin, sans grand fondement théorique. Il ne s'agit pas de tenter de concilier rationnellement Dieu et le plaisir charnel (à l'instar du narrateur de Thérèse philosophe, par exemple), mais il s'agit de jouer du blasphème qui se sait, ce qui ressemble quand même à un défi, à une provocation gratuite envers l'Eglise. Ces nonnes libertines sont-elles crédibles ? Pas vraiment... sauf si on part du principe que toutes entraient en religion (tout comme les ecclésiastiques) malgré elles, ce qui semble être peu ou prou le postulat de ce livre. Il semble donc que la réflexion philosophique soit secondaire, voire absente. Mais attendons un peu...

Attendons un peu, car vient une sorte de discours philosophique, une apologie de la religion primitive, qui s'en remet plus ou moins abusivement à Voltaire et Rousseau (lesquels étaient quand même sacrément plus fins et convaincants que notre anonyme hédoniste). Ainsi, après avoir lu les mignardises dont font étalage les deux nonnes en mode "Vas-y t'as vu c'est moi qui ai testé le plus de trucs, j'ai découvert l'existence de mon clitoris à huit ans", "Ouais mais moi attends franchement je me tape encore des mecs, toi t'es juste un peu vieille quoi", après descriptions évocatrices et traditionnelles dans le libertinage (c'est-à-dire : on exprime les choses les plus crues avec de jolis mots et détours), après scènes de coucherie infantiles et homosexuelles, nous avons droit à un discours inséré plutôt maladroitement sur l'hypocrisie de la religion. Discours classique, mais rondement mené et jusqu’au-boutiste : les religions constituées ne sont qu'un outil de manipulation pour le clergé et autres institutions religieuses, qui modèlent Dieu selon le besoin qu'ils ont de tenir les masses. Dans la bouche d'un abbé, c'est un peu bizarre, mais cf. ce que je disais ci-dessus... S'il n'a pas embrassé la fonction par choix (ou si c'est un arriviste encore plus malsain que ceux qui ne savent pas totalement qu'ils le sont), pourquoi pas. On croit au début à un traité d'athéisme, à de l'utilitarisme pur sans fondement ontologique - avant d'en venir au théisme, et même plutôt au déisme : il y a un Dieu, certes, mais il n'a pas créé les hommes pour que leur vie terrestre soit une vallée de larmes, mais pour que les hommes soient heureux et s'aiment. On voit bien la ficelle : moyen simple de faire l'éloge du libertinage, c'est un peu léger mais ça fonctionne. De ce petit raisonnement simple mais efficace se dégage toutefois une grande modernité, parce qu'on met la foi à sa place : ce n'est que croyance (je cite, une fois n'est pas coutume, "L'hommage du coeur doit être sincère, et au lieu d'ordonner, la foi se persuade"). De plus, le bien et le mal ne sont que des notions relatives "à l'intérêt des sociétés établies par les hommes", car tout étant Dieu, tout est sa volonté. (Conception bien pratique pour s'adonner tranquillement à toutes les orgies qu'on veut.) Il n'y a finalement de liberté que la volonté de Dieu, et de volonté de Dieu que la liberté, ce qui est à la fois très large et très restrictif. (Et très dangereux, mais ne nous embarrassons pas de morale, à l'image du narrateur qui a, avouons-le, des tendances bisounoursesques marquées.)

Aussi, et le roman se termine là-dessus, avec les mots de Christine : "[...] toute la morale du cloître ne consiste véritablement que dans la métaphysique de l'amour". On est en droit de protester contre une vision quelconque de l'amour là-dedans (il faut le comprendre comme "plaisir sexuel", en fait), et on est fondé à trouver cette métaphysique un peu légère, mais force est de constater qu'un vent de gaieté et de malice souffle sur cette oeuvre qui balaie un peu rapidement morale et cohérence conceptuelle. Une plaisanterie fine, qui prévoit les réactions indignées des futurs lecteurs (autre procédé traditionnel du XVIIIe), mais qui a le mérite de s'assumer, d'être agréable, plutôt bien écrite (surtout dans les moments les plus hot), totalement subversive ne serait-ce que dans la mise en scène de tout le petit monde de l'Eglise ; tout en s'inscrivant dans la tradition libertine la plus pure. Au-delà, des pistes intéressantes sur des problématiques sexuelles universelles (limites du consentement, par exemple, rien que ça), et un plaisir de lecture certain. Un petit roman qui se laisse lire et qui confirme tout l'amour que je porte à mes études. (Pour finir sur un bon mot.)
Eggdoll

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