Le Manifeste du parti communiste de Karl Marx était déjà un splendide spécimen de pensée magique où l'indigence du propos ne se disputait qu'à la soif de violence. Les auteurs du Manifeste contre le travail nous proposent ici mieux : un sous-Manifeste communiste.
Là aussi, on chercherait en vain des arguments ou des critiques constructives, tant les auteurs se vautrent dans l'incantation auto-complaisante, qui peut se résumer en quelques lignes sans altérer le propos :


Le travail est devenu superflu ; donc le fait d'être obligé de travailler pour vivre est un principe totalitaire ; le capitalisme / néolibéralisme qu'on veut nous imposer est — et a toujours été — responsable de tout ce qui va mal dans le monde (famines, pauvreté, crises, exploitation des ressources et des femmes, mal-logement, malbouffe, répression policière...) ; dans ce système irrationnel qui ne vit que pour lui même, l'argent et le travail sont des fins en soi indépendamment des besoins ; la situation est pire aujourd'hui qu'hier ; tout ceux qui ne sont pas d'accord avec nous sont abrutis par le système ; il ne faut pas améliorer ce système, il faut le détruire.


On retrouve là grosso modo tous les vulgaires lieux communs de la pensée néo-marxiste. Ces affirmations sont-elles étayées par des arguments ? Pour la plupart, pas le moins du monde. Ce sont des pétitions de principe assénées de diverses manières, que les auteurs essaient de faire coller avec l'Histoire. Flattant les préjugés de ceux qui sont déjà acquis à la "cause", ils prêchent les convertis. Les principes élémentaires du débats leurs sont inconnus : ils n'ont pas jugés utile de tenir compte du fait qu'il existe une abondante littérature réfutant ces assertions, pas même pour leur fournir un contre-argumentaire. Leur discours implique déjà une quantité industrielle de présupposés tenus pour acquis. Fidèles à la tradition marxiste, ils ne réfutent pas leurs contradicteurs, ils se contentent de les calomnier.


Rappelons un fait élémentaire. Vivre sans travailler implique nécessairement de profiter du travail d'autrui. Transposons la situation à un individu isolé (sur une île déserte par exemple), comment peut-il vivre sans faire d'effort ? Il périra très rapidement. Et s'il rencontre un Vendredi sur l'île, le problème reste le même, il ne peut se passer de travail que dans la mesure où il profite de celui de son cohabitant. Pour peu que notre Robinson vive de la sorte sans le consentement de Vendredi, il ne serait pas autre chose qu'un esclavagiste ou un seigneur féodal. Il ne ferait que payer sa liberté avec celle de Vendredi.
À l'échelle d'une grande société, c'est la même chose.


Comme tous les marxistes, les auteurs confondent la coercition (en tant que volonté d'un être humain imposée par la force à un autre être humain) avec les contraintes naturelles : Le fait qu'il faille manger pour vivre, et travailler pour manger.


Toutefois, ils ne souhaitent pas abolir toute activité. Ils ont du "travail" une définition délibérément réduite. Il s'agit en gros du salariat.
Mais suivons les dans leurs intentions. Ils souhaitent donc abolir le "Travail", ou plus exactement le salariat. Une fois, donc, que nous aurons aboli le salariat, que se passera t-il ? Comment pourrait fonctionner la Jérusalem nouvelle, où toute production sera miraculeusement bonne ? (Car il faut le savoir, tout produit issu du mode de production capitaliste est par essence mauvais.) La réponse à cette question cruciale, sans laquelle leur texte n'aurait aucun sens, tient en deux paragraphes, vers la fin de l'opuscule (chap. XVI) :



La discussion directe, l'accord et la décision commune des membres de la société sur l'utilisation judicieuse des ressources remplaceront la production marchande, tandis que se réalisera l'identité socio-institutionnelle entre producteurs et consommateurs (impensable sous le joug de la fin en soi capitaliste). Les institutions aliénées du marché et de l'État seront remplacées par un réseau de conseils dans lequel, du quartier au monde entier, les associations libres détermineront le flux des ressources en fonction d'une raison sensible, sociale et écologique.
Ce ne sera plus la fin en soi du travail et de l'"emploi" qui déterminera la vie, mais l'organisation de l'utilisation judicieuse de possibilités communes, contrôlée par l'action sociale consciente et non par quelque "main invisible" automate. On s'appropriera la richesse produite directement en fonction des besoins et non de la "solvabilité". En même temps que le travail disparaîtront ces universalités abstraites que sont l'argent et l'État. Les nations séparées seront remplacées par une société mondiale qui n'aura plus besoin de frontières : chaque homme pourra y circuler librement et solliciter partout l'hospitalité.



N'est-ce pas charmant ? Dommage qu'il soit impossible de mettre en place ce pays de Cocagne sans en faire une dictature. Cela s'est d'ailleurs déjà plus ou moins fait. Car de deux choses l'une :


1° Ou bien on laisse les gens s'organiser en respectant leur liberté individuelle, cela s'appelle tout simplement le libéralisme ou le laissez-faire. Dans ce système (qui n'existe pas de façon "pure" dans notre monde, loin s'en faut) les gens peuvent très bien s'organiser de la manière décrite plus haut, mais le respect de la liberté individuelle ne garantit pas qu'ils le fassent. Peut-être préféreront-ils épargner, donc capitaliser, échanger, faciliter les transactions par la monnaie, organiser la division du travail, etc, bref faire un système capitaliste, parce qu'ils y trouvent avantage. Ce qui est du reste la probabilité la plus forte pour des raisons que les économistes ont expliqués depuis des siècles.


2° Ou bien il s'agit d'imposer une telle organisation de gré ou de force, auquel cas il s'agit bien d'un régime autoritaire fondé sur la coercition. Et c'est cette solution que les auteurs semblent avoir choisis, car enfin, on voit mal comment ils comptent s'y prendre pour abolir la propriété privée sans coercition. De plus, il est dit à d'autres endroits dans le texte (chap. XVII) quelles productions seront stoppés. S'ils savent à l'avance ce qui sera produit et ce qui ne le sera pas, cela veut bien dire que ce n'est plus les gens eux-même qui, par leurs échanges, décident de ce qui doit être produit et comment, mais bel et bien une autorité supérieure qui impose ses choix aux hommes rétifs. Au fait, qui décidera de ce qu'est "l'utilisation judicieuse des ressources" ?


La fameuse "identité socio-institutionnelle entre producteur et consommateur" (au passage, qui dit producteur dit travail, mais les auteurs ne veulent pas en entendre parler) est du plus haut comique. Cela signifie t-il que tout le monde produira uniquement des choses qu'il consommera lui-même ? Interdire la division du travail ? Je ne vois pas quel autre sens cette phrase peut avoir. Là encore : Sera t-on contraint et forcé d'agir de la sorte ou bien on pourra faire différemment ? Est-il vraiment utile de démontrer que cela veut dire concrètement revenir à l'âge de pierre ? Qui plus est, cela signifierait en fait, ironie du sort, travailler beaucoup plus pour un résultat largement moindre.


D'une manière plus générale, le système qu'ils présentent, réduisant de manière violente la production, aurait de fait pour inévitable résultat une toute aussi violente disette accompagnée d'une hausse des prix qui mettrait à peu près tout le monde dans une misère extrême. Je n'ai jamais compris pourquoi les marxistes défendent un système de misère et de crise perpétuelle alors que leur chef d'accusation à l'encontre du capitalisme est que celui-ci engendrerait misère et crises.
Accessoirement, les marxistes s'imaginent peut-être que la notion de "prix" n'aura plus de sens dans leur société, ce qui témoignerait, le cas échéant, de leur ignorance. Car tant qu'il y a activité et production, il y a toujours prix, même si on peut rendre ces derniers inconnus, ce que le système marxiste ne manque pas de faire, nous y reviendrons. Cette illusion d'optique était notée par Schumpeter en 1954 dans son Histoire de l'analyse économique. Celui-ci s'amusait du fait que les marxistes dédaignent utiliser ces termes analytiques (prix, coût, monnaie, intérêt...) au sujet de l'ordre socialiste futur parce qu'ils ont une coloration "capitaliste" du fait qu'ils sont aussi utilisés dans la société capitaliste !


Le capitalisme présenté par les auteurs, où le travail et l'argent sont des fins en soi déconnectées du besoin, est un fantôme qui témoigne de leur inaptitude à comprendre les phénomènes économiques. Penser que les gens peuvent, sans marché libre, se mettre d'accord entre producteurs et consommateurs pour ce qu'il convient de produire et à quel prix, est tout simplement dépourvu de sens.
Dans la société capitaliste, ce sont les consommateurs qui déterminent, par leurs échanges, qu'est ce qui doit être produit, en quelle quantité et à quel prix. Ce sont eux qui déterminent les besoins. L'alternative est une dictature qui se substitue au choix des gens en imposant autoritairement l'idée que se font les dirigeants du besoin. En détruisant ainsi le mécanisme des prix, le régime se prive de la possibilité de savoir ce dont les gens estiment avoir besoin (car le prix est une information). Mais quelle importance ? Puisque les dirigeants savent mieux que la population ce dont ils ont besoin. J'ai un litre de lait et je veux satisfaire mes semblables le mieux possible. Dois-je en faire du yaourt ou du fromage ? Dans un système capitaliste, je regarde les prix de ces deux biens et je produit le plus cher, je conduis donc a l'abaissement de son prix et à la satisfaction de la demande. Dans un système marxiste je n'ai aucun moyen efficace de savoir comment satisfaire mon prochain. D'où les pénuries et famines chroniques de tous les systèmes qui se sont inspirés de ces idées.
Cela avait été démontré dès 1922 par Ludwig von Mises dans son célèbre article Le calcul économique en régime collectiviste. J'invite d'ailleurs tout marxiste de bonne foi à lire cet article et à expliquer comment il compte résoudre ce problème sur lesquels toutes les générations successives de marxistes se sont cassés les dents depuis 1922.


Ce n'est pas le capitalisme qui sépare le producteur et le consommateur, mais la vision marxiste, erronnée, du capitalisme. Ainsi souhaitent-ils que les travailleurs déterminent eux-même la production. Or, on l'a dit, à moins d'une dictature, ils ne peuvent de toute façon pas produire indépendamment de ce que veulent les consommateurs. (À moins qu'on ne produise que pour sa propre consommation, mais ça aussi il faudra l'imposer par une dictature, car les gens refuseront évidemment un système qui signifie revenir à l'âge de pierre. Ils voudront échanger leurs productions, comme ils l'ont toujours fait spontanément. Toutes les tentatives de supprimer le marché ont fait émerger un marché noir.) Les marxistes se figurent que ce sont les capitalistes qui, ayant pour seul but l'argent, déterminent la production. Ils ne veulent pas comprendre que dans la mesure où les capitalistes sont intéressés par le profit, ils ne décident pas arbitrairement de ce qui doit être produit et comment. Eux aussi reçoivent des ordres (certes moins visibles que ceux qu'ils donnent), ceux des consommateurs. Si les auteurs de ce Manifeste semblent le reconnaître à demi-mot (chap VI), ils n'en comprennent manifestement pas les implications : Quelqu'un qui gagne des millions en faisant tourner une usine de chaussures gagne de l’argent si, et seulement si, il permet à des millions de personnes, souvent plus pauvres que lui, de se chausser. Les marxistes voient les millions, mais pas les chaussures.
Déplorer que l'argent, ou plus exactement le profit, détermine la production, revient à le personnifier comme s'il s'agissait d'un être pensant et agissant. Mais qu'est ce qui détermine le profit ?
De même, ce sont les consommateurs qui, par le prix qu'ils sont prêts à mettre pour tel produit, payent les salariés qui produisent la marchandise. Le niveau des salaires en système capitaliste n'est pas fixé par une classe de gens autres que la classes des salariés : ce sont les mêmes individus. Ce n'est pas la société productrice de films à Hollywood qui paie les cachets de la star, ce sont les gens qui prennent des billets pour voir le film.


Et le travail n'est évidemment pas une fin en soi. Les socialistes sont enclins à le croire, puisque certains d'entre eux, séparant artificiellement le travailleur et le consommateur, défendent des mesures destinées à protéger le travailleur au détriment du consommateur, via le protectionnisme ou les mesures anti-concurrentielles par exemple. Or les travailleurs et les consommateurs sont les mêmes personnes, et si les salariés travaillent, c'est bien pour consommer le fruit de ce travail, qui est converti en argent parce qu'un cordonnier ne va pas se payer uniquement en chaussures. Les léser en tant que consommateur revient simplement à favoriser le moyen au détriment de la finalité, donc à travailler pour travailler. Un peu comme si on favorisait la maladie sous prétexte de protéger le travail des médecins et des fossoyeurs. Les socialistes comprennent si peu la réalité qu'ils en viennent à s'insurger contre les errements issus de leurs propres rangs(*).


Néanmoins, reconnaissons aux auteurs la cohérence de pousser l'absurdité jusqu'à condamner aussi bien le travail que la consommation (chap XIV et XV). Du moins la consommation capitaliste, puisque toute production capitaliste est un "fruit vénéneux". Les auteurs promettent que dans la future société sans travail, la production sera nécessairement bonne, car non entâchée par l'argent. On ne sait pas exactement comment ce miracle se produira, mais il faut toujours le croire sur parole. Incanter la "discussion directe" ou la "décision commune" d'un "réseau de conseil" n'explique pas ce tour de magie, cela revient à ne rien expliquer.
Déjà du temps de l'Union soviétique, la consommation, qui n'avait jamais été, à l'Ouest, qu'un leurre et un facteur d'aliénation supplémentaire des travailleurs, devint soudain, à l'Est, libératrice. Comment la machine à laver la vaisselle, gadget oppresseur à Paris, devient-elle synonyme de joie de vivre et de réussite socialiste à Moscou ? Quelle question ! D'un côté, il y a les "contradictions du capitalisme" engendrant les inévitables défauts des sociétés libérales, de l'autre une orientation fondamentalement correcte.
De même, parler du "contrôle de l'action sociale" n'a aucun sens. Une fois encore, cela rappelle simplement les formules de la propagande des régimes totalitaires d'inspirations marxistes. On croirait lire du Mao.


La stratégie des pensées totalitaires a toujours été la même : on dénonce longuement sans proposer d'alternative crédible. Les marxistes ne sont jamais parvenus à expliquer concrètement comment fonctionnerait leur société idéale sans se ridiculiser. Ils préfèrent donc utiliser une phraséologie démagogique pour décrire (que dis-je ? pour caricaturer) une réalité mal comprise (le fameux travailleur "qui se vend", le "darwinisme social", etc.) mais restent très vagues quant aux moyens par lesquels on pourrait l'améliorer ou la changer. Ils se contentent de promettre que leur société imaginaire sera paradisiaque. Incapables de se borner à en décrire impartialement le fonctionnement, ils se sentent obligés de la magnifier par des termes élogieux : "utilisation judicieuse des ressources". Et on doit les croire sur parole, malgré leur incompréhension de l'économie. (Comment retenir son fou rire quand on lit chap. III : "on doit nous bourrer le crâne avec l'idée que la moindre demi-baguette se paie." ?) C'est un vieux truc souligné par Jean-François Revel dans La Grande Parade, qui consiste à comparer une imperfection existante avec une perfection inexistante. Abolir le capitalisme ou abolir le salariat n'implique pas qu'il poussera sur ses décombres quelque chose de mieux, tout seul comme un champignon. L'histoire nous en a donné d'impitoyables illustrations.
Les auteurs n'hésiteront d'ailleurs pas à identifier le salariat à l'esclavage, sans rappeler le fait que dans l'Histoire telle qu'on la connaît jusqu'à présent, l'abolition du salariat ne s'est jamais matérialisée autrement que par le rétablissement de l'esclavage. La culture des adeptes du matérialisme historique (dont le chapitre IX est une grossière caricature) repose paradoxalement sur une superbe indifférence à l'Histoire.


Citons un économiste "bourgeois" du XIXe siècle, Frédéric Bastiat :



L'homme répugne à la Peine, à la Souffrance. Et cependant il est condamné par la nature à la Souffrance de la Privation, s'il ne prend pas la Peine du Travail. Il n'a donc que le choix entre ces deux maux.
Comment faire pour les éviter tous deux ? Il n'a jusqu'ici trouvé et ne trouvera jamais qu'un moyen : c'est de jouir du travail d'autrui ; c'est de faire en sorte que la Peine et la Satisfaction n'incombent pas à chacun selon la proportion naturelle, mais que toute la peine soit pour les uns et toutes les satisfactions pour les autres. De là l'esclavage, de là encore la spoliation, quelque forme qu'elle prenne : guerres, impostures, violences, restrictions, fraudes, etc ; abus monstrueux, mais conséquents avec la pensée qui leur a donné naissance.



Revenons à présent au Manifeste contre le travail dans un passage qui résume le seul argument du livre :



Depuis des siècles, on prêche que l'idole Travail mérite nos louanges pour la bonne et simple raison que les besoins ne peuvent se satisfaire tout seuls, sans l'activité et la sueur de l'homme. Et le but de toute l'organisation du travail est, nous dit-on, la satisfaction des besoins. Si cela était vrai, une critique du travail aurait autant de signification qu'une critique de la pesanteur. [Je ne vous le fait pas dire !] Mais comment une véritable "loi naturelle" pourrait-elle connaître une crise, voire disparaître ? Cette fausse conception du travail comme nature, les porte-parole sociaux du camp du travail, depuis les bouffeurs de caviar néo-libéraux fous de rendement jusqu'aux gros lards des syndicats, n'arrivent plus à la justifier. Ou bien comment expliqueraient-ils qu'aujourd'hui les trois quarts de l'humanité sombrent dans la misère précisément parce que la société de travail n'a plus besoin de leur travail ?



Une fois de plus, les auteurs avouent ingénuement qu'ils ne comprennent rien à l'économie.
D'abord, précisons que dans le chapitre III, les auteurs raillent l'idée selon laquelle le travail serait une "denrée rare" car elle justifie, disent-ils, des mesures "d'apartheid" comme la fermeture des frontières aux immigrés. Ils ont tout à fait raison. La fausseté de l'idée selon laquelle le travail est une denrée rare avait déjà été soulignée par des "bouffeurs de caviar" que sont les économistes "bourgeois" du XIXe siècle, et les conséquences déplorables de cette fiction sur la politique d'immigration avaient aussi été dénoncées dans les années 90 par d'autres bouffeurs de caviar fou de rendement tel que Florin Aftalion.
Mais cette fiction, d'origine socialiste (la même qui justifie la notion de "partage du travail"), les auteurs y croient bel et bien, sans quoi, ils ne se figureraient pas que le travail est en voie de disparition.
(Signalons toutefois que si le travail n'est pas une denrée rare, il peut très bien être rendu rare par des mesures politiques.)


Ce que les auteurs appellent la "crise du travail" ou "disparition du travail", qu'ils pensent naïvement — parce qu'ils ne connaissent rien en dehors de la littérature socialiste — être un phénomène nouveau et mystérieux appelant à une révolution, est en réalité un phénomène tout ce qu'il y a de plus banal, qui a eu lieu de tout temps de façon cyclique : par les progrès technologiques et économiques des secteurs disparaissent, laissant place à d'autres. Ainsi, la révolution informatique que les auteurs invoquent comme cause de la crise du travail, a fait disparaître beaucoup d'emplois, mais elle en a créé encore plus, contrairement à ce qu'ils prétendent.
Loin de "sombrer dans la misère", l'humanité progresse en la faisant reculer de plus en plus (la misère) et en se facilitant de plus en plus la vie. Des statistiques de long terme suffisent pour illustrer ce fait. (On peut se référer par exemple au Gapminder de Hans Rosling.) Le prétendu caractère superflu du travail dans notre monde contemporain n'est rien d'autre que ce principe de progrès, qui fait que le travail devient de moins en moins pénible au fur et à mesure des progrès et des développements économiques (par l'épargne, l'accumulation du capital, l'innovation...bref l'accroissement de la productivité) qui ne sont rendus possibles que par le système capitaliste mondial que ce livre dénonce.
Cela ne veut pas dire que le travail est toujours facile de nos jours, cela veut dire que dans l'ensemble, il est moins difficile qu'autrefois. On idéalise sans cesse le passé, mais une simple étude des conditions de travail des générations antérieures suffit à le démontrer. La "culture de l'oisiveté que toutes les sociétés antérieures ont connue" (sic) ne concernait que ceux qui payaient leurs loisirs avec la sueur de leurs esclaves. Et cela signifie également que si on veut que le travail continue d'être de moins en moins pénible, il faut laisser l'économie se développer.
Mais tant que les hommes ont des besoins et peuvent se rendre mutuellement des services, il y aura toujours du travail. Ce phénomène du progrès et de l'infinité des services qui peuvent être rendus est clairement expliqué par Bastiat dans ses fameuses Harmonies économiques (On substitue petit à petit "l'utilité gratuite" à "l'utilité onéreuse" pour reprendre son vocabulaire.)
Quand les auteurs du Manifeste contre le travail demandent :



Pourquoi passer des heures jour après jour dans les usines et les bureaux quand des machines peuvent nous dispenser de la plus grande part de ces activités ? Pourquoi faire suer des centaines de corps quand quelques moissonneuses-batteuses suffisent ? Pourquoi laisser l'esprit se perdre dans une tâche routinière qu'un ordinateur peut exécuter facilement ?



... ils ne font que décrire un phénomène qui se déroule effectivement dans les sociétés capitalistes, et qui n'est possible que dans le cadre d’un système de libre marché qui a permis une accumulation continue de capital. Cela n'implique à aucun moment la fin du travail salarié.


L'argument de la paupérisation ou de la pénurie d'emploi par les machines est un argument vieux comme le monde (Avec l'arrivée des boeufs pour tirer les charettes, il n'y aura plus assez de travail pour les ouvriers agricoles qui périront !), très persistant, qui a pourtant été réfuté maintes fois. Par exemple par Bastiat dans Ce qu'on voit et ce qu'on ne voit pas chapitre VIII, (on peut aussi lire les Sophismes économiques du même auteur) ou par Henry Hazlitt dans L'économie politique en une leçon, chapitre VII, qui en 1949 déplorait déjà l'archaïsme du sophisme...
Pour illustrer cela avec un exemple factuel, la France ne recense que 35.000 robots, 3% du parc mondial. En Allemagne, le ratio s'élève à 14%. Autres géants de la robotisation industrielle : Japon, Corée du Sud, Etats-Unis, etc. De tous ces pays, c'est bien sûr la France qui a le taux de chômage le plus faible et les niveaux de vies les plus élevés !
Il est moins intéressant aujourd'hui de réfuter une énième fois cet argument que de se demander pourquoi il persiste encore. La raison en est que tous les systèmes antilibéraux reposent sur une vision eschatologique de l'Histoire. Mais ce n'est pas ici le lieu de développer ce sujet.


Bien sûr, nombre de gens sont obligés d'accepter des boulots de merde et ce n'est pas une situation idyllique. Mais d'abord, n'en déplaisent aux auteurs, s'ils acceptent, c'est bien qu'ils préfèrent cela à la situation où il n'aurait pas d'emploi, sans quoi ils ne l'accepteraient pas. Ensuite, le fait d'être obligé d'accepter un boulot de merde est nécessairement lié à la situation du marché du travail. Plus il y a du chômage, plus on est obligé d'accepter des travaux pénibles, ennuyeux, mal payés, etc. Mais le chômage est lié aux mesures d'inspiration socialistes et pas "néo-libérales" : Les taxes c'est de l'argent qui aurait servi à embaucher et payer des gens (On paye les études des riches avec le chômage des pauvres.) ; le salaire minimum empêche les gens peu productifs d'être embauchés ; les freins au licenciement sont des freins à l'embauche... On pourrait multiplier par centaines ces exemples de mesures qui rigidifient le marché de l'emploi. Affirmer, comme le font les auteurs, que c'est l'État qui oblige à travailler, alors même qu'il est la cause essentielle du chômage, est une blague.


Je vais m'arrêter là car je ne peux évidemment pas répondre point par point à toutes les imbécilités qui sont contenues dans ce texte (La façon de présenter l'histoire du capitalisme, comparer les États-Unis à une dictature, dire que l'économie de marché fait mourir de faim en Amérique latine, que le capitalisme est la cause de la crise du logement, les citations de Marx sur la valeur, etc, etc.), ce serait bien trop long et il n'en vaut pas la peine. Le sommet de l'imbécillité est peut-être le chapitre XVII, construit essentiellement sur le modèle de l'homme de paille rhétorique (saupoudré de procès d'intentions et d'insultes, comme dans les autres chapitres), où les auteurs répondent à des contradicteurs imaginaires à qui ils prêtent des objections stupides, et qui devraient se justifier de tout ce qui va mal dans le monde.
La logique des auteurs est d'un simplisme ahurissant : Puisque le capitalisme est imparfait, il suffit de le détruire pour rendre le monde parfait.


On se méprendrait sur mon compte en croyant qu'il s'agit d'une divergence de valeurs entre moi et les auteurs. Il va de soi que tous, nous aspirons à l'amélioration de la condition humaine, au recul de la misère, à une vie plus facile pour chacun. Mais la question est : Quels moyens sont efficaces à cette fin ? On ne peut pas faire comme si cette question était a priori résolue, car c'est là dessus qu'il y a débat. Placer la divergence sur le terrain des valeurs, qui est purement rhétorique et déconnecté de la réalité factuelle, est une manière infantile d'être toujours gagnant : il suffit de défendre les plus belles valeurs et de déclamer les plus belles intentions. Il y aura donc d'un côté les généreux et de l'autre les égoïstes. Les gentils contre les méchants. Comme s'il s'agissait en effet d'un pur conflit de valeurs, comme si la question de l'efficacité des moyens n'avait pas besoin d'être posée, et comme s'il suffisait de déclamer les plus belles intentions pour qu'elles se réalisent.



Aussi bonnes soient les intentions, elles ne peuvent jamais rendre adéquats des moyens que ne le sont pas.
— Ludwig von Mises



Naturellement, cette critique me fera passer — mais j'ai l'habitude — pour un défenseur apologétique du "système" ou du "statut quo" auprès du lectorat de cette bouse. (Je sais que je suis un bourgeois qui défend des intérêts de classes. À moins que je ne sois un prolétaire aliéné.) D'ailleurs, c'est bien comme cela que les auteurs qualifient leurs contradicteurs imaginaires. Or je pense pourtant qu'il y a énormément (et je pèse mes mots) de choses à modifier dans notre monde pour l'améliorer. Mais ce ne sont pas du tout celles auxquelles pensent les auteurs de cet essai. Car il y a bien des choses qui empêchent l'économie de se développer.


Voici donc deux ouvrages proposés en contrepoint :



  • Harmonies économiques de Frédéric Bastiat. (Version complète.)

  • L'action humaine de Ludwig von Mises. (Intégrale.)


Un dernier mot enfin sur le style littéraire de ce Manifeste. C'est un épouvantable galimatias, dans la pure tradition de la propagande. À la confusion se mêle le bourrage de crâne : Il n'y a pas une phrase dans cet essai qui ne martèle le message de celui-ci, histoire que le lecteur l'ait bien avalé. Les pensées totalitaires ont systématiquement ce travers de prétendre dénoncer le totalitarisme et la propagande qu'ils incarnent surtout eux-mêmes.
Mais je me demande qui peut, à part des adolescents gâtés (et encore, je ne voudrais pas être insultant envers les adolescents gâtés) ou des fanatiques, prendre au sérieux cette prose, qui au fond n'est rien d'autre qu'un cri de révolte, simpliste et émotif, contre la dureté de la réalité.


(*) : J'entends ici le terme "socialiste" au sens original, c'est-à-dire la collectivisation des moyens de productions. Les auteurs de ce Manifeste se distinguent d'un socialisme officiellement étatiste, ils appartiennent à une chapelle dite libertaire, mais socialiste tout de même, qu'on appelle le socialisme libertaire. Ce qui ne les empêche pas d'intégrer le marxisme du reste.

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le 28 févr. 2015

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