Crébillon fils, Egarements du coeur et de l'esprit, 1736-38
Duclos, Mémoires pour servir à l'histoire des moeurs du XVIIIe siècle, 1751


Après cette brève vérification de dates, aucun doute n'est permis : ces Mémoires sont une pâle copie du roman-mémoires de Crébillon. Les Mémoires de Duclos sont une sorte de compilation des liaisons qu'entretient le héros, un jeune aristocrate qui s'ennuie, avec différentes femmes desquelles il s'éprend tour à tour, comme le libertin en devenir qu'il est. Pas d'intrigue, juste le récit d'une vie qui part du premier amour au mariage, qui parfois fait des entorses à un ordre chronologique un peu fastidieux, entorses inexplicables dans une quelconque logique d'ailleurs, avec des bons mots moralistes un peu partout pour montrer que quand même, hein, bon, c'était mieux avant.
Développons un petit brin : certes, les maximes sur les moeurs du temps sont très bien dites, très claires, élégantes, jouant sur les paradoxes à la mode. Cependant, elles sont parsemées dans le roman comme des cheveux (longs, épais et un peu gras) dans une soupe, sans grande subtilité, et ne font finalement que synthétiser les préjugés érudits contre le libertinage de la noblesse. En outre, et comme bien souvent, critiquer le libertinage est un prétexte pour le mettre en scène... Même si l'on doit remarquer que l'attention n'est guère portée sur la description de scènes galantes, mais plutôt sur la description des dames qui constituent les proies de notre galant, combinées à la description du déroulement de la relation et de son achèvement. Relations qui tourbillonnent, qui changent, avec quelques figures de proue récurrentes, et un constat irrémédiable : même lorsque le narrateur-héros prétend s'assagir, il demeure un garçon volage et presque exclusivement attiré par la beauté d'une femme ou son attitude vertueuse, critère supposément déterminant quant à la qualité morale de la donzelle en question.
Outre cette énumération choisie (car elle fait tout de même le tri, pour se contenter des femmes les plus marquantes - celles dont le nom lui est resté à l'esprit, en fait, si l'on veut être un peu grinçant...), qui semble aller au fil de la plume sans composition d'écriture, pas grand-chose. Ce n'est pas mal écrit, il est vrai, mais ce n'est pas inoubliable. Ce n'est pas inédit, l'avantage est la formulation piquante de vérités moralistes sur les moeurs du temps, qui propose une véritable synthèse polémique de la manière dont on dit "Ah ma bonne dame de mon temps, on savait se tenir" au XVIIIe siècle.
Ce petit côté "condamnation en bloc" de comportements auxquels adhère totalement un héros fat et façonné par son époque est assez irritant - surtout quand le héros en question, jusque dans la conclusion de l'oeuvre et dans la critique faite rétrospectivement par le narrateur, agit de manière à se conformer à tous les autres. C'est bien simple, au bout d'un moment le mec se dit "Vu mon âge faut que je me trouve une petite femme et que je m'assagisse, j'en ai un peu marre d'être inconstant" (tu m'étonnes), alors il fait ce que tout le monde fait... Il se pose, se trouve une petite femme - et l'histoire ne dit pas s'il trompe sa femme au bout d'un moment, puisque l'histoire s'arrête avant. Lolilol. D'ailleurs, le narrateur semble avoir au final assez bonne opinion de lui-même, de par la conclusion de sa jeunesse, malgré les défauts de son caractère qu'il pointe - tandis qu'il y a peu de salut pour les femmes, qui finissent toujours (comme d'habitude) par tromper leur mari. Les garces ! Un condensé de choses plus ou moins pénibles à entendre à la longue, quoi. Crébillon, dans les Egarements, est extrêmement nuancé, fin, ironique - tout le monde échoue, aucune solution finale n'est proposée de manière univoque, le passé a ses avantages et ses inconvénients, le présent aussi. Bref, on n'est pas dans un manichéisme simpliste et hypocrite, comme chez Duclos.


Un semblant de structuration surgit tout de même à la fin du roman : on ne sait pas où on va, et puis d'un coup, on comprend, avec une certaine amertume. Au-delà des évidents talents de l'écriture de Duclos pour la maxime, il faut bien admettre que la fin surprend dans une certaine mesure, et qu'il y a une certaine finesse dans les dilemmes pré-maritaux entre les deux concurrentes au poste et le futur époux. Duclos est doué pour le portrait, et pour le résumé d'une liaison entre deux individus. Mais son personnage est assez désagréable, du début à la fin, et n'a d'existence que dans sa relation aux femmes, encore plus que le Meilcour des Egarements : jamais de retour sur soi, jamais de ressenti en-dehors de sa réputation - il semble absent à lui-même, tout entier projeté dans une conquête d'une multiplication de plaisirs (=de femmes) dont l'intérêt n'est jamais remis en question. L'objectif, c'est : en avoir le plus possible, pour avoir la gloire la plus élevée possible dans le monde de la noblesse - ce qui est une fin en soi qui n'est à aucun moment critiquée. Autant d'éléments qui traduisent des faiblesses flagrantes de l'élève par rapport au maître.
Ce roman est par conséquent assez dispensable. Il est intéressant pour ses jolis aphorismes, mais il lasse excessivement rapidement, même si la fin rattrape un peu le manque de tenue du tout. Comme toujours, ma notation est excessivement (aussi) généreuse, mais cela me fend le coeur de participer à la chute dans l'oubli d'une oeuvre qui demeure, malgré tout, éclairante sur l'histoire des moeurs du XVIIIe siècle - ce qui est bien le but, finalement.

Créée

le 21 déc. 2014

Critique lue 207 fois

5 j'aime

Eggdoll

Écrit par

Critique lue 207 fois

5

Du même critique

L'Insoutenable Légèreté de l'être
Eggdoll
10

Apologie de Kundera

On a reproché ici même à Kundera de se complaire dans la méta-textualité, de débiter des truismes à la pelle, de faire de la philosophie de comptoir, de ne pas savoir se situer entre littérature et...

le 11 mars 2013

152 j'aime

10

Salò ou les 120 journées de Sodome
Eggdoll
8

Au-delà de la dénonciation : un film à prendre pour ce qu'il est.

Les critiques que j'ai pu lire de Salo présentent surtout le film comme une dénonciation du fascisme, une transposition de Sade brillante, dans un contexte inattendu. Evidemment il y a de ça. Mais ce...

le 6 mai 2012

70 j'aime

7

Les Jeunes Filles
Eggdoll
9

Un livre haïssable

Et je m'étonne que cela ait été si peu souligné. Haïssable, détestable, affreux. Allons, c'est facile à voir. C'est flagrant. Ça m'a crevé les yeux et le cœur. Montherlant est un (pardonnez-moi le...

le 21 mars 2017

49 j'aime

5