Il paraît inimaginable à l'individu de 2019 de penser qu'il y a encore 30 ans, on fumait en voiture, fenêtres fermées, avec des enfants à l'intérieur. C'est pourtant ce qui est arrivé au narrateur de cette autofiction brûlante, en lice pour le Prix du meilleur récit 2019 des éditions Points.



La nicotine, on le sait, est une substance plus addictive que l'héroïne, quelques cigarettes suffisent à transformer des enfants en toxicomanes.



Au moment où Gregor Hens rédige cet essai, il n'est plus fumeur, il y a longtemps qu'il a fumé (sans le savoir) sa DC (dernière cigarette) et ne s'en porte pas plus mal. Enfin,il pense quand même souvent à toutes les clopes qu'il a fumées - beaucoup - et à sa vie passée au début des années 70 aux Etats-Unis, haut lieu de la propagation tabagique mondiale.


A l'époque, les autorités de santé publique américaines (et le simple bon sens) ne semblent pas saisir la nocivité des pratiques tabagiques des citoyens. Le tabac est tellement entré dans les mœurs, avec a mythologie ciné et sa débauche de marques aux mille noms (souvent repris par le narrateur comme autant de madeleines qui le relient à des souvenirs précis), que personne ne remet en question ses habitudes.


Ainsi de la mère de Gregor Hens qui propose à son fils de 7/8 ans d'allumer la mèche du feu d'artifice avec sa clope et l'enjoins ensuite à tirer dessus pour faire rougeoyer la braise.. Elle lui tend la cigarette, de ses grands yeux tristes, comme un objet sacré. Hallucinant de lire aujourd'hui cette complicité, cet encouragement des parents à faire fumer leurs gosses !


C'est cette fidélité initiale à la geste parentale (ainsi qu'une forte exposition au tabagisme passif, puis actif dès son plus jeune âge) que Gregor Hens va perpétuer pendant de longues années. Il exprime très bien le paradoxe de la cigarette, fumée dans les contextes les plus opposés, à la fois dans la colère, dans la tristesse, dans l'action, dans l'oisiveté... Chaque épisode de vie narré par ses soins est lié à la consommation d'une certaine marque, et peu à peu, la cigarette apparaît comme une béquille indispensable (à la créativité, à la vie sociale comme solitaire), et comme un biais d'amplification de l'intensité des moments vécus.


Pourtant, derrière ces propos hédonistes bien peu politiquement corrects, se niche une vaste réflexion sur la dépendance, le système de pensée installé par l'addiction, et plus largement, le libre-arbitre. Dans quelle mesure un drogué est-il sommé de répondre à son désir ? Pourquoi ne pourrait-il pas simplement refuser ce déterminisme de départ, ces ordres du corps et de l'esprit ?


Nicotine est un récit assez proustien en somme, agréable à lire, traversé d'une mélancolie joyeuse qui se rappelle le temps qui passe, et entrecoupé de photos (parfois assez inutiles) qui sont autant de tangibles jalons pour la réminiscence.


Pas mal du tout !

BrunePlatine
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le 3 avr. 2019

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