Que sait-on de la nuit de ses proches, de leurs failles ?

Le narrateur, qui écrit dans la rubrique nécrologie d’un quotidien de Port-au-Prince, et son ami l’Estropié, ont perdu leur ami le plus proche. Pedro s’est jeté du douzième étage d’un immeuble alors que, jeune comédien, il était en tournée à l’étranger.
Et pourtant … Pedro venait d’un milieu plus aisé qu’eux, dont il s’était détaché après le décès de sa mère, à cause d’un père destructeur qui le destinait aux affaires et méprisait la poésie. Et pourtant … Pedro se livrait plus qu’eux, il leur racontait son enfance, souvent – pensaient-ils – égoïstement car il avait été plus favorisé, et livrait son passé tandis qu’eux le taisaient. Et ces trois-là s’en sortaient, ils partageaient le même toit, dans le «quartier pourri de Saint Antoine», à Port-au-Prince, au milieu d’un océan de misère.

Malheureux, le narrateur, qui doit rédiger la rubrique nécrologique pour la disparition de son ami, ne sait que dire sur seulement trois colonnes. Déchiré entre rage et tristesse, il revient sur la vie de Pedro, son enfance, son amour des mots et de la poésie, les femmes qu’il a voulu séduire, et puis la rencontre avec Madame Armand, veuve usurière au cœur enterré à l’intérieur d’une montagne de chair.

«Tu étais ça pour nous : un porteur génial des mots des autres, les semant à tout vent, aux M., aux E., dans des salons où l’on jouait aux démocrates-esthètes-raffinés tout en ayant pactisé avec toutes les dictatures, l’armée, le capital, la corruption organisée. Devant n’importe quel public paresseux et inattentif. À tomber amoureux de filles qui ne t’aimeraient pas, et le désespoir te conduisait dans des lieux pourris.»

Pedro, comme un seigneur pauvre, déclamait chaque jour les poèmes des autres, créait des spectacles pour les enfants des rues, mais après son décès, ils découvrent qu’il écrivait, la nuit, des textes dans un recueil intitulé Parabole du failli.
«Tu nous parlais souvent des choses de ton enfance, mais tu nous avais caché ces textes que tu écrivais dans la nuit.»

Et ce récit est bien une parabole puissante, sur l’impuissance de l’écriture, malgré sa beauté, face à la détresse et à la misère sociale, pas seulement un hommage mais une lancinante question – écrit pour Lyonel Trouillot après le décès, en novembre 1997, de son ami le comédien haïtien Karl Marcel Casséus à Paris.

« Ils vous ont fait payer le pain le ciel la terre l’eau le sommeil et la misère de votre vie. »
MarianneL
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le 8 nov. 2013

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