En ouvrant et feuilletant le court ouvrage de Dupuy, je me suis demandé ce qui avait pu lui passer par la tête, passer d'Auschwitz au tsunami asiatique de 2004 en passant par Hiroshima et le séisme de Lisbonne de 1755 le tout accompagné de Leibniz, Anders ou encore Jonas. Ce qui pose à première vue problème est d'abord le couplage des catastrophes d'origine « naturelles » à des catastrophes d'origine « humaines » - non que Sumatra ou Katrina ne soient des drames provoqués par l'homme mais surtout que Auschwitz et même Hiroshima sont l'incarnation même du mal que l'homme est capable de faire volontairement. Ensuite, c'est le passage de 1755 à 2004, l'analogie entre les deux sociétés est loin d'être évidente, d'un côté Voltaire raille Leibniz qui nous explique que Dieu a fait ce qu'il a pu pour nous fournir ce qu'il pouvait de mieux ; de l'autre, Dieu est porté disparu depuis un bon moment, au moins lorsque l'on cherche à expliquer ces catastrophes, Auschwitz comme Sumatra. Enfin, ce qui est moins important car plus personnel, ce sont les penseurs qui accompagnent Dupuy, un Voltaire en partie réhabilité, et ses compagnons habituels, Jonas, Arendt (pas forcément ma tasse de thé) et désormais Anders.


Force est d'admettre que Dupuy étaye ses arguments avec force. Il parvient même à faire de Voltaire plus que ce léger empêcheur de tourner en rond (d'ailleurs on devrait se poser des questions sur une telle vénération aujourd'hui...) et prend place dans l'argumentation dans la mesure où sa critique de Leibniz est d'affirmer que l'obéissance au principe de raison suffisante ne signifie pas que le parcours humain lui-même fasse sens, ordonné selon des raisons (c'est ce sur quoi repose l'absurde dans Candide). D'où cette lucidité sur la contingence des événements qui n'a pas échappé aux commentateurs américains du tsunami de Sumatra à la différence des Européens se congratulant dans la plus grande indécence. « C'est bon vous filmez... Ok, regardez, on est vraiment des gens biens, on aide ces pauvres - pas les millions qui meurent de la malaria, faut choisir un événement - et puis quelle fête, cette solidarité "restos du coeur", ça me fout les larmes aux yeux, on est vraiment des gens bien - peu importe finalement si cela aurait dû être évité ». Ce qui importe pour Dupuy, c'est de réintroduire une métaphysique, en montrant au passage que ce retour reste l'un des meilleurs moyens de ralentir le péril de l'aventure humaine.


Cette métaphysique, c'est le catastrophisme éclairé, son dada depuis un bon petit bout de temps qu'il définit dans notre ouvrage ainsi, « le catastrophisme éclairé est une ruse, qui consiste à séparer l'humanité, en faisant de celle-ci un destin, sans intention mais capable de nous anéantir. La ruse consiste à faire comme si nous étions sa victime tout en gardant à l'esprit que nous sommes la cause unique de ce qui nous arrive. Ce double jeu, ce stratagème, est peut-être la condition de notre salut ». Bon, c'est chelou, mais on va y revenir. En tout cas, il s'agit en bonne et due forme d'une métaphysique. Sérieux ? Bah c'est ça qui était suspect dès le début, aujourd'hui une métaphysique ? C'est pas nouveau chez Dupuy mais là, le tour de force, c'est qu'il nous convainc « qu'on a rien appris depuis Lisbonne », et lit l'histoire à l'aide de sa philosophie, c'est-à-dire que la catastrophe naturelle, le massacre ou le sacrifice seraient biens les fils de la même bobine d'Ariane, au sens où la catastrophe a un sens éminemment religieux. Qu'il s'agisse du sens premier du terme Shoah dans la Torah ou du témoignage des survivants de la bombe nucléaire, cela caractérise tant une catastrophe inexplicable naturelle que directement humaine. Notons au passage que le mot tsunami est employé pour ces deux catastrophes, d'où le titre de l'ouvrage. D'où les divers détours par la triptyque Leibniz-Voltaire-Rousseau autour du sens du séisme (théodicée contre absurde contre mal inscrit dans l'homme en société) ; le 11 septembre et la radicalité du mal (Dupuy, avec Voltaire, nous dit que les tours jumelles n'étaient pas l'objectif des terroristes mais qu'ils visaient l'obstacle, que l'on a pas pris la mesure du mal radical) ; Rousseau qui nous dit que le mal est de la responsabilité complète et entière de l'homme – et qui affirme que tout retour à l'état antérieur est impossible, n'oublions pas de la rappeler, c'est l'homme qui a les clés en main, le « remède est dans le mal » pour reprendre le titre du bel essai de Starobinski ; le procès Eichmann et la banalité du mal d'Arendt qui signifie qu'Eichmann comme beaucoup de nazis sont coupables d'une incapacité à penser plus que de « crimes contre l'humanité », le savoir technique séparé de la pensée n'y étant pas étranger ; Hiroshima et Anders qui démontre que la bombe nucléaire excède toute fin (voire la contradiction visible dans le terme de dissuasion nucléaire) – l'apocalypse a déjà eu lieu comme l'écrit Anders. Enfin, Dupuy revient sur Mauss et Girard pour poser un argument très fort, celui de la confusion des catégories à l’œuvre dans l'univers religieux, l'essence du sacrifice étant le sacrificateur, la victime et la divinité. C'est le paradoxe de la forme circulaire de la logique sacrificielle sur laquelle René Girard insiste, à savoir que « le sacré est la mise en extériorité de la violence des hommes par rapport à elle-même ». Les pistes sont brouillées, l'énigme du mal n'est pas résoluble, mais cette tentation de l'auto-extériorisation nous livre l'énigme de notre comportement fondamentalement religieux, nous refusons l'autotranscendance qui est la nôtre, à savoir que l'ordre social n'est pas extérieur à nous mais résulte de la synergie des actions individuelles (c'est ce qu'Hayek a remarqué – et qui explique aussi l'autorégulation du marché économique, par exemple, l'économie étant ainsi également une poursuite du sacré).


Ni moral ni naturel, le mal est systémique nous dit Dupuy. Et c'est à nous de saisir cette chance, donner un poids suffisant à la catastrophe pour l'inscrire dans l'avenir, prendre à bras-le-corps ce qui est entièrement de notre ressort, choisir notre destin - ce qui n'est ni un slogan publicitaire pour bien choisir sa banque ni de la pub pour le film Wanted. Il faut prendre en compte que
"l'avenir dépend causalement de la manière dont il est anticipé" et de fait se faire prophète en un sens sécularisé (comme Dupuy l'écrit dans L'avenir de l'économie). C'est que la description de l'avenir est un déterminant de l'avenir ; autrement dit, qu'il n'y a pas de vérité séparée de la manière dont on la traite. Tout le problème étant que : « Le prophète de malheur n'est pas entendu parce que sa parole, même si elle apporte un savoir ou une information, n'entre pas même dans le système des croyances de ceux à qui elle s'adresse. Il ne suffit pas de savoir pour accepter ce que l'on sait et agir en conséquence. Cette vérité de base, les promoteurs du principe de précaution ne l'ont toujours pas comprise, eux qui pensent que l'on n'agit pas devant la catastrophe parce qu'on n'est pas sûr de son savoir. Or, même lorsque nous savons de source certaine, nous n'arrivons pas à croire ce que nous savons ». La force de cet argument devrait définitivement entériner une politique à la hauteur de l'enjeu (qui n'est que la survie de l'humanité) et écarter de notre vocabulaire cette contradiction qu'est « le développement durable » . Mais, fermons les yeux, l'important n'est pas la chute...

simon_t_
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le 16 avr. 2015

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