Trois essais pour interroger la naissance du plaisir littéraire, pour défendre la littérature et la position du lecteur aujourd’hui. Trois textes essentiels, manifestes pour le droit -non, le devoir- à la culture, le droit/devoir d’étendre nos frontières intimes à l’aune de la lecture. Alberto Manguel trace ici une éthique du lecteur – éthique dans laquelle on lit autant un engagement moral qu’un rapport personnel, un certain état d’âme lié au livre-, avec une vivacité qui réjouit.

Comment Pinocchio apprit à lire se fait incitation à dépasser le simple déchiffrage : devient lecteur celui qui sait aller au-delà du simple assemblage de lettres, celui qui sait s’abandonner au texte et l’intégrer dans un même mouvement. Manguel retrace en Pinocchio le portrait d’un non-lecteur qui, restant à la surface des lettres, n’accède pas, malgré sa métamorphose de chair, à ce qui est une composante essentiel de l’âme humaine ou, plus modestement, du cœur citoyen : la faculté d’interprétation, de digestion, d’imprégnation. Lire s’avère bien plus que suivre doucettement les joyeux manuels scolaires, c’est « servir à la connaissance du nous-mêmes et du monde qui nous entoure », c’est faire du livre une expérience humaine, un supplément d’âme, une manière de vivre et de s’inventer, une manière de se créer des espaces de liberté. Le bon professeur sera donc celui qui, incitant à dépasser les groupes de lettres, ouvrira chez le lecteur une part d’anarchie : « il n’existe pas d’écoles pour anarchistes et pourtant, en un sens, tout professeur devrait enseigner l’anarchisme, apprendre aux étudiants à s’interroger sur les règles et les règlements, à chercher des explications aux dogmes, à faire face à des obligations sans céder aux préjugés, à exiger l’autorité de ceux qui sont au pouvoir, à trouver un endroit d’où ils puissent exprimer leurs propres idées, même si cela signifie une opposition et même, en définitive, l’élimination du professeur »

Lire revient à apprendre à vivre, quelle qu’en soit la difficulté (« per ardua ad astra, par la difficulté atteignons les étoiles! »), et notre Pinocchio, en refusant de s’abandonner à l’étape la plus fondamentale de la lecture, celle qui fait du livre un outil, une passerelle vers l’expérience, passe à côté de sa richesse personnelle – qu’elle soit littéraire, sa biographie faisant écho à une multitude de voix littéraires, ou sociale, puisqu’il n’a pas les armes imaginatives pour lutter contre les pressions de la société. S’il accède à la chair, il ne se forge pas d’identité, car il ne maîtrise pas tous les potentiels de la langue.

En tirerons-nous une leçon, nous dont le langage se fait de plus en plus reflet de nos tristes économies, et non pas de nos âmes en expansion, nous dont les mots s’épandent en rapidité et non plus dans l’essentielle lenteur propre à la pensée ? Langage dogmatique, langage extrémiste, langage appauvri et brutal: ne tirerons-nous pas de l’histoire douce-amère de Pinocchio l’envie de défendre, ardemment, la lecture comme moyen d’élévation ? Pourquoi serait-il impossible, aujourd’hui, d’avoir comme but, non pas l’ascension sociale, mais l’approfondissement intellectuel ? Non pas l’accès à un pouvoir brutal, mais l’extension des limites de nos pensées, émotions et intuitions ? Non pas la soumission mais la subversion du monde tel qu’on nous le propose ? Ne lutterons-nous pas contre ce constat terrible : « toute crise de société est une crise de l’imagination » ?

Avec La bibliothèque de Robinson, Manguel interroge l’idée de « bon goût littéraire », de « classique », de « panthéon littéraire » : Robinson, tenant du monde du Livre, sauve de son naufrage quelques ouvrages, dont plusieurs exemplaires de la Bible qui lui serviront à recréer une micro-société sur son île presque déserte. Loin d’éprouver comme un calvaire cette maigre bibliothèque ou d’en voir les limites, il reproduit, sans se poser de questions, le monde familier qui fut le sien, se référant à un panthéon littéraire personnel qu’il ne remet jamais en cause. Le livre est pour lui un instrument d’éducation (pour civiliser le malheureux Vendredi) ou de divination : il n’est pas instrument de révélation personnelle. Il lit de façon conformiste, sans être un vrai lecteur ; il consulte le livre plus qu’il ne s’en fait un chemin de vie, il accepte la lecture prescrite et ne cherche pas à en tirer une quelconque satisfaction personnelle. Presque absente des notes de Robinson, la lecture n’est pour lui qu’un « instrument de pouvoir et de prestige », et non pas le « Livre de Pouvoir » de Luther, outil de découverte et d’apprentissage du monde. Il voit en la Bible le classique prescrit par la tradition, et non pas une passerelle vers la pensée, l’émotion. Mimant plus que ressentant le véritable pouvoir du livre, Robinson se fait le représentant d’une certaine société qui, vénérant (souvent du bout des lèvres) le livre et la culture, leur reconnaissant un certain aspect fondamental à la formation de nos civilisations, n’est pourtant pas capable de vivre intensément l’expérience du livre et d’en tirer des fruits.

Et Manguel de citer alors les prescriptions de Borges, Casares et Ocampo, sur les choses à éviter quand on écrit (« tout ce qui est nouveau et surprenant »), énumération absurde aboutissant à la fin de la littérature, énumération dans laquelle je ne peux m’empêcher de trouver le reflet d’une certaine « littérature » contemporaine à la mode, qui satisfait peu mes appétits car trop pauvre dispensatrice d’expérience. Pauvre Robinson, incapable de faire la distinction entre le livre canonique et le livre lu ! Il se serait peut-être complu dans nos sociétés se voulant lettrées, où le livre n’est pourtant et trop souvent qu’un «prêt à porter», un accessoire mondain, détaché de son héritage et de sa portée. Il aurait peut-être préféré, à la Bible, un accès au web, que Manguel décrit d’un ton acerbe comme un lieu sans frontière mais sans passé, tout d’instantanéité, de rapidité souvent nocive à la pensée – mais qui produit, dans un même temps, il ne le souligne que trop peu, un autre type de pensée, une autre manière de créer qui reste à explorer. Peut-être se serait-il contenté, ce piètre lecteur, de l’illusion d’un monde sans frontière, de ce contemporain instantané, inconscient du principal pouvoir de la littérature : sa capacité à nommer les choses, et, à travers elle, à en saisir les potentiels cachés. Manguel, en amoureux de la fiction, se fait le chantre d’une littérature comme façon de formuler la complexité de l’être humain, être fini et infini, tenant d’un langage magique capable de faire éclater, sous les mots, « la possibilité du changement, la possibilité de l’illumination ». Dans la bibliothèque de Robinson, il voit, lui, l’essayiste passionné, non pas une « béquille » mais un « outil essentiel de sa société nouvelle ».

Vers une définition du lecteur idéal propose enfin, sous forme d’aphorismes, une approche généreuse, rieuse, avide, de la lecture, qui reprend et ravive les deux précédents essais : lire, c’est incorporer le texte, se mettre en danger d’être surpris, développer sa sensibilité et son intuition, créer des liens, ne pas tenir compte des frontières, des âges, des genres, être ouvert à la possibilité de l’expérience, de la rencontre féconde, de la subversion nourricière. C’est relire, aussi, puisque tout livre est inépuisable et se densifie des strates de nos expériences, ainsi que le souffle Goethe, dans la citation-liminaire…

C’est se rendre compte, pensée si aisée en refermant ce livre essentiel d’Alberto Manguel, combien le monde serait plus pauvre, si on ne (le) lisait pas.
LongJaneSilver
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le 18 déc. 2013

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