Elle est belle, grande, intelligente, cultivée, teint mat et yeux lagon, une bibliothèque de rêve, un mec au sourire ravageur, deux filles sublimes, elle règne sur la blogosphère littéraire après avoir raccroché sa fraise  (de dentiste), éditeurs et libraires la chérissent, elle est à tu et à toi avec une myriade d'écrivains et publie à 32 ans un premier roman chez Stock dans la délicate collection "Arpège" de Caroline Laurent.


Agathe Ruga est une fille particulièrement énervante.


Pourtant, derrière la carte postale se trame une vérité plus complexe. Nous le comprenons bien vite à la lecture des 296 pages sincères et courageuses que signe la jeune femme qui se raconte sans fard ni détour mais avec grand talent. La Nancéenne se dépeint sans s'épargner, sans chercher à se donner le beau rôle ou à édulcorer les réalités. Elle fend l'armure et se raconte donc, mais va surtout narrer, avec un art consommé du récit, celles qui l'ont abandonnée et ont ouvert une brèche impossible à refermer : la mère trop femme, puis l'amie fusionnelle, objet de départ du livre.


Elle dit aussi  les hommes qu'elle aime et a aimés, les enfants qu'elle a avec eux et comme il est difficile d'accorder ses désirs à la réalité quand on est une amoureuse de l'amour biberonnée à L'insoutenable légèreté de l'être, à George Sand et aux chansons douces-amères de France Gall.


Sous le soleil de me cheveux blonds (et ce titre trompeur, doucereux, un peu trop gentil qui ne dit rien de l'implacable atmosphère de thriller qui règne sur ces pages impeccablement maîtrisées et addictives) est la chronique autofictive d'une vie et de plusieurs déchirures majeures, heureusement entrecoupées d'instant de grâce qui sont une ode à la jeunesse rugissante, aux amitiés qu'on se jure éternelles et aux excès qu'on ne regrettera jamais.


La narratrice s'appelle Brune, sa meilleure amie, Brigitte. Pendant une décennie (incluant d'infernales et harassantes études de médecine contées dans le menu et terrifiantes) elles vont tout partager. Intimes et impudiques comme seules savent l'être les femmes entre elles (et c'est pourquoi ce livre résonnera sans doute surtout chez les lectrices : car nous avons toutes en nous quelque chose de l'une ou l'autre), les deux femmes sont des âmes soeurs, des jumelles de cinéma (et de littérature !), à la fois solaires et ténébreuses, insouciantes et torturées - et surtout : obsédées par l'amour.


Dès le début, nous savons que Brune n'a plus aucune nouvelle de Brigitte depuis des années. A la faveur de sa 2ème grossesse pourtant, Brune rêve de son amie - c'est alors l'occasion pour elle de remonter le fil de leur amitié, de la revivre aussi par le truchement magique de la littérature. Avec ce "tu" d'adresse directe, la narratrice va tenter de comprendre pourquoi cette rupture la laisse dans un tel désarroi. Comment on peut s'aimer si fort et disparaître à tout jamais sans explication. Passer de la fusion à l'effacement complet.


C'est que cette blonde éthérée et insaisissable avec qui elle va faire les 400 coups lui en rappelle une autre : la mère absente, la mère en retard, la mère trop femme, trop copine, pas assez maternelle, trop parfumée pour être honnête et, en même temps, incarnation de la femme glamour, désirable, élégante qui cristallise l'image d'Épinal de la femme fatale telle qu'à tout jamais inscrite dans l'imaginaire de la petite Brune/Agathe.


[...Comme ces pages m'ont parlé...]


Agathe ne se doutait sans doute pas que ce projet de livre autour de cette amitié déçue la conduirait à frayer dans des terres si douloureusement psychanalytiques - voire cathartiques pour la lectrice que je suis. Pourtant, s'opère au fil des pages une prise de conscience de cette peur inhérente à l'être humain : celle de la séparation - d'avec la mère, puis d'avec tous ceux que nous aimons. Ou quand l'écriture fait émerger une vérité à laquelle l'individu n'a pas accès autrement.


La chronique de cette amitié désertée est surtout l'occasion pour Agathe Ruga de se placer dans la droite ligne de l'idée énoncée par Annie Ernaux : celle de vivre certains instants dans le but de les écrire un jour. Et le destin va fournir à la jeune femme de quoi nourrir son goût pour le romanesque : mariée à 20 ans et très vite mère, elle s'éprend éperdument du meilleur ami de son époux, le magnétique Marceau. Ces deux-là vont connaître un amour transgressif et incandescent tel que chacun(e) d'entre nous en rêverait.. Un amour de cinéma et un goût assumé pour le mélodrame, dont la narratrice sait fort bien raconter les exquises extases, superbement mises en scène :



Un vaporetto est passé sous le pont à l'instant où il m'a embrassée, des touristes nous ont immortalisés sur leur pellicule. Il n'y avait plus que lui et moi à Venise. (...) Cette histoire était la mienne, ma vie n'aurait plus jamais la même intensité. J'exprimais enfin toute ma folie retenue. La pleine conscience de savoir ces moments uniques m'apportait fierté et douleur à la fois. J'étais née pour vivre cette tragédie.



Le livre est ainsi la manière de fixer et de vivre doublement ces instants d'éternité, ces phrases ensorcelantes et définitives que s'adressent les amants à leurs flamboyants débuts. Mais la vie n'est pas un long fleuve tranquille et l'inconséquence, l'insouciance se paient parfois bien cher.. Brune/Agathe le comprendra bien assez tôt et on ne peut qu'être en empathie envers celle qui a agi comme beaucoup d'entre nous l'auraient fait : avec passion, préférant les remords aux regrets.


Ce livre est une forme contemporaine du Bildungsroman qui invite les femmes à se pencher sur leurs désirs, leurs manières de s'être fidèles, leur vision de la féminité, les ruses employées pour assouvir leurs désirs (ou les étouffer), la relation que chacune entretient avec son corps et la longue histoire qui nous lie à nos rêveries littéraires.. Les femmes qui lisent sont dangereuses, et ce livre le prouve, si besoin en était.


J'ai aimé explorer la personnalité de cette jeune femme de mon âge, et constater à quel point les zones de recoupement de nos sensibilités sont nombreuses : même syndrome de première de la classe (avec une mère qui te dit que tu es la meilleure), même soif inextinguible de séduire et d'être désirée, mêmes attentes démesurées en matière de relations amoureuses (la faute aux bouquins), même envie de coucher sur le papier le vécu pour le revivre à l'infini - l'immortaliser, même tendance à la confession auprès des amies, même incompréhension face aux trahisons de celles en qui nous plaçons notre confiance. (Les femmes entre elles, diraient certains..)


Ce récit est aussi une passionnante façon d'interroger nos schémas familiaux, l'héritage conjugal que nous ont passé nos parents, la façon dont nous reproduisons ou brisons le moule (la première option étant, je pense, la plus fréquente) mais aussi une radiographie très actuelle du modèle de la famille recomposée, ses joies mais aussi ses évidentes difficultés, énoncées en quelques fulgurances dont l'auteure a le secret :



Les échanges s'opèrent tels des tours de passe-passe ou des deals de cocaïne : dans la honte et le silence. Donne-moi mon enfant, je te donne ta pension.



J'ai également particulièrement apprécié le goût prononcé de Brune/ Agathe pour l'astrologie, dont elle émaille brillamment son histoire et qui, selon elle (et pour beaucoup d'entre nous, n'en déplaise aux cartésiens) explique bien des comportements :



Valéry a toujours eu horreur de se battre - Lune en Balance (...) alors Marceau a pris sa défense - Lune en Lion...



Pourquoi certains trahissent que nous aimions tant, pourquoi le silence implacable après les confidences innombrables, pourquoi on désaime après tant de certitudes, pourquoi l'amour impossible nous grise tant, pourquoi lire, pourquoi rêver, pourquoi écrire ? Si le livre ne nous fournit pas forcément les réponses, il jette une lumière nouvelle sur nos choix, nos amours et nos désirs de femmes d'aujourd'hui.


Dans ce récit haletant, sensuel et sincère, Agathe se dévoile et nous charme par sa lucidité, sa force vitale, ses rires, sa mélancolie suggérée, son exigence amoureuse et sa soif de compréhension de soi. Porté par un scénario solide et un rythme effréné qui ne lâche jamais l'attention du lecteur, cet ouvrage se dévore et se digère avec délice, humour et émotion. Non contente d'être d'une beauté hors normes, Agathe se paie en plus le luxe (indécent) de faire avec ce livre une fracassante entrée en littérature : énervante, je vous dis !

Créée

le 4 mars 2019

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