Tocqueville est l’un des rares hommes politiques ayant prévu la révolution de 1848 alors que toute la classe politique baignait dans une dénégation de ce qui se préparait, le roi Louis-Philippe le premier.
Il écrit en 1850 et son recul étonne.
Outre des portraits sans concession des politiques qu’il est amené à côtoyer, le récit de Tocqueville nous replonge dans les événements qui entrainèrent en juin un grand massacre mettant fin à la monarchie de juillet. Une révolution menée par un peuple qui prendra dans la violence Paris et où ceux qui lui avaient insufflé cette révolte, une partie des républicains, ont eu aussi à en subir les conséquences car une fois déchaînée, celle-ci est souvent aveugle.
Tocqueville montre en particulier comment les rumeurs jouent un rôle non négligeable pour mener à l’insurrection (rumeurs de massacres) , rôle bien plus important que celui des idées, mais aussi les maladresses politiques (l’interdiction des banquets, par exemple) tout aussi responsables.
Le regard compréhensif et objectif que Tocqueville jette sur les événements, ne nous épargne rien des faiblesses, des compromissions, des responsabilités de chacun et nous plonge dans un monde très proche du nôtre : « L’esprit particulier de la classe moyenne devint l’esprit général du gouvernement ; il domina la politique extérieure aussi bien que les affaires du dedans : esprit actif, industrieux, souvent déshonnête, généralement rangé, téméraire quelquefois par vanité et par égoïsme, timide par tempérament, modéré en toute chose, excepté dans le goût du bien-être, et médiocre ; esprit, qui, mêlé à celui du peuple ou de l’aristocratie, peut faire merveille, mais qui, seul, ne produira jamais qu’un gouvernement sans vertu et sans grandeur. Maîtresse de tout comme ne l’avait jamais été et ne le sera peut-être jamais aucune aristocratie, la classe moyenne, devenue le gouvernement, prit un air d’industrie privée ; elle se cantonna dans son pouvoir et, bientôt après, dans son égoïsme, chacun de ses membres songeant beaucoup plus à ses affaires privées qu’aux affaires publiques et à ses jouissances qu’à la grandeur de la nation. » p. 13 éd. Folio (dans une autre version, Tocqueville avait écrit : « oubliant aisément dans son petit bien-être les gens du peuple »).
L’analyse des causes de la révolution est d’une justesse là encore étonnante et on se prend à rêver d’un homme politique aujourd’hui qui aurait cette intelligence. Mais c’est vrai qu’appartenant au parti de l’Ordre, Tocqueville serait jugé aujourd’hui d’extrême droite… Elu à l’assemblée constituante de 48, il travailla avec la « jeune gauche » mais considéra la révolution de 48 comme une trahison de la révolution de 89 et condamna les massacres de juin 48 : son intelligence dépassait les partis alors qu’aujourd’hui on abdique facilement toute intelligence aux partis…
« La révolution de Février, comme tous les autres grands événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut parler ainsi, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds.
La révolution industrielle qui, depuis trente ans, avait fait de Paris la première ville manufacturière de France, et attiré dans ses murs tout un nouveau peuple d’ouvriers, auquel les travaux des fortifications avaient ajouté un autre peuple de cultivateurs maintenant sans ouvrage ; l’ardeur des jouissances matérielles qui, sous l’aiguillon du gouvernement lui-même, enflammait de plus en plus cette multitude ; le malaise démocratique de l’envie qui la travaillait sourdement ; les théories économiques et politiques, qui commençaient à y pénétrer et qui tendaient à lui faire croire que les misères humaines étaient l’œuvre des lois et non de la Providence, et qu’on pouvait supprimer la pauvreté en changeant la société d’assiette ; le mépris dans lequel était tombée la classe qui gouvernait et surtout les hommes qui marchaient à sa tête, mépris si général et si profond qu’il paralysa la résistance de ceux mêmes qui avaient le plus d’intérêt au maintien du pouvoir qu’on renversait ; la centralisation qui réduisit toute l’opération révolutionnaire à se rendre maître de Paris et à mettre la main sur la machine toute montée du gouvernement ; la mobilité enfin de toutes choses, institutions, idées, mœurs et hommes dans une société mouvante, qui a été remuée par sept grandes révolutions en moins de soixante ans, sans compter une multitude de petits ébranlements secondaires : telles furent les causes générales sans lesquelles la révolution de Février eût été impossible. » (p. 85)
Mais peut-être le courage de tels hommes, capables de « sauver la liberté en la restreignant » (p 289) en punissant les écarts de la presse par exemple, appartient-il à une autre époque. Raison de plus pour le lire et s’en nourrir, en savourant aussi la pureté d’une langue riche et précise devenue si rare.