Il y a un je-ne-sais-quoi d'infiniment improbable à lire ce monsieur, qui vous explique avec un calme universitaire toute l'évolution de la vie animale vers l'Homme à travers les deux pôles complémentaires que sont le geste et la parole, la main et le cerveau en somme.

Il y a un je-ne-sais-quoi d'infiniment réjouissant à lire ce monsieur, qui me rappelle tant dans leurs domaines respectifs ces gens que je vénère au plus haut point, que sont messieurs Gombrich et Chailley. Certainement dans le calme universitaire déjà cité, associé à ce souci qu'ils ont en permanence de rester compréhensibles à tous, tout en réussissant l'exploit de ne jamais mettre un orteil dans la vulgarisation : non seulement accessibles, mais surtout passionnants, tant pour les grands initiés que pour les néophytes à la dérive.

C'est peut-être aussi dans cette éternelle préoccupation (que l'on ne sent jamais mais que l'on devine toujours lorsque l'on se pose la question) de construire sa réflexion comme une voie romaine, pavé après pavé, méticuleusement, où chaque dalle est plus solide que la roche, et nous prend par le pied pour amener chacun de nos pas directement sur la dalle suivante. Continuité, continuité...

C'est encore certainement dans les choix des sujets, tellement juteux que l'on finirait par souhaiter la terrible (merveilleuse ?) Inexistence à leurs auteurs, dans le seul but égoïste d'être commentateur à la place du commentateur, encore, encore. Vous savez, lorsque l'on regrette de lire quelque chose d'aussi bien, parce qu'on aurait tellement voulu l'écrire soit-même ? Mais qu'en même temps on se rend bien compte qu'on n'aurait jamais fait les choses aussi bien ? Une impression terrible.

Puis dans cette sensation, une fois la lecture achevée, d'avoir lu quelque chose de tellement inattaquable, tellement solide, que l'ouvrage ne sera jamais complètement oublié dans son domaine, jamais entièrement dépassé, et que ses idées subsisteront encore dans des millénaires, si tant est qu'elles aient perdues un soupçon d'autorité.

Et n'oublions pas l'humour de l'auteur, qui arrive à glisser ça et là des remarques empreintes d'une ironie à peine mordante, pas toujours optimiste, et tout en subtilité et en discrétion : "Constater avec le Zinjanthope que l'humanisation commence par les pieds est moins exaltant peut-être que d'imaginer la pensée fracassant les cloisons anatomiques pour se construire un cerveau, mais c'est une voie assez sûre."

Il y a enfin cette certitude, à la fin, d'avoir appris un petit peu mieux à se connaître, à se comprendre, d'avoir creusé un tout petit peu plus dans ses racines propres, une sensation que tout amateur apprend à chérir comme elle le mérite.

Mais vous savez, au fond, le problème avec Leroi-Gourhan comme avec les deux sus-mentionnés d'ailleurs, c'est que ses écrits sont tellement convaincants, il a une façon d'exposer les choses si propre, qu'au fil de la lecture on en vient à se rendre compte que depuis quelques pages déjà on est en train de boire ses paroles comme une eau bien fraîche un lendemain de grosse beuverie, sans plus chercher à remettre le moindre élément en question. Fi de ces exemples pourtant si judicieusement choisis, nous te croyons, Ô puissant anthropologue ! Apporte-nous la Vérité !
(Attitude à rejeter en tout instant, mais qui peut donner idée du pouvoir subjuguant du bonhomme)

Encore un livre entamé dans le cadre bien spécifique de mes recherches, et que je me suis retrouvé à dévorer sans comprendre ce qui m'arrivait, me posant d'ailleurs la question seulement une fois la dernière page tournée. Oh, j'avais bien entendu sélectionné les passages importants pour moi, mais que voulez-vous, quand on se retrouve nez-à-nez avec la question du passage de la vie dans l'eau à la vie terrestre (respiration et locomotion), et que l'on est tout à fait certain que cette question sera traitée avec un mélange improbable de concision, de précision, et de passion, comment résister à s'écarter, quelques minutes encore, de son sujet ?

Tome 2 : http://www.senscritique.com/livre/La_Memoire_et_les_Rythmes_Le_Geste_et_la_Parole_tome_2/critique/28406248
Adobtard
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 19 sept. 2013

Critique lue 567 fois

8 j'aime

2 commentaires

Adobtard

Écrit par

Critique lue 567 fois

8
2

Du même critique

Mon oncle
Adobtard
10

Critique de Mon oncle par Adobtard

Dans Mon Oncle, tout est affaire de confrontation. Confrontation de deux mondes coexistants mais obéissants a leurs règles propres. Confrontation entre l'amour de Tati pour une époque se terminant et...

le 12 mai 2011

85 j'aime

96

Mother
Adobtard
4

Critique de Mother par Adobtard

(Attention, spoil) Mother avait tout pour me plaire. Un film qui a réussi à se frayer une place dans le top 111 en peu de temps Un film d'un réalisateur que j'aime beaucoup (pour The Host, mais...

le 17 sept. 2012

56 j'aime

26

Le Fils de Saul
Adobtard
8

Champ d'extermination

Il est très tentant d'introduire une critique sur ce film en racontant que Nemes László fut l'assistant de Béla Tarr. Il est plus tentant encore de commencer par expliquer que Béla Tarr et lui se...

le 18 août 2015

55 j'aime

17