Parcourir un recueil de nouvelles de Poe, c’est éprouver le discret mais implacable exercice de style de la ratiocination – du dessèchement de la pensée. Elle s’épuise, s’accable sous le détail qui exaspère l’œil analytique, en lui fournissant une infinité de pistes, toutes valides, mais finalement jamais pertinentes.


En ce sens, l’attirance de Poe pour le fait-divers se vérifie dans les premières pages de son Premature Burial. Quelques pistes, des récits de crises de catalepsies, d’enterrés-vivants revenus à la surface dans des sortes de scènes tragi-comiques… Poe perd son lecteur, en installant un thème, mais en ne lui donnant aucune direction, sinon une très discrète distanciation, qui fait vibrer imperceptiblement une certaine étrangeté ; enfin le lecteur, encore réservé, se formule la proposition que nous enterrons nos morts, et il y a peut-être bien là-dedans quelque chose de dérangeant.
C’est alors que le narrateur prend la parole. Il s’agit là d’un cataleptique en personne, très informé quant au mal qui le ronge, et d’autant plus angoissé de connaître une inhumation précoce. Il s’est entouré d’amis qui sauront réagir en cas de crise : garder son corps auprès d’eux, au moins jusqu'à ce que la décomposition des chairs ne laisse espérer plus aucun souffle de vie. Son caveau est prêt, empli d’artifices aux couleurs très gothiques, destinés à accompagner le réveil d’un mort.
Mais, comme après un coup d’assommoir, notre cataleptique est effondré contre le sol dur, et malgré tous ses efforts pour découvrir de ses paupières ses yeux, les ténèbres ne reculent pas.


Les morts sont jetés à la crypte par les survivants parfois dans le plus grand des empressements, marqueur d’une grande peur, conjurée seulement par le déni. Dans l’inhumation, l’homme efface sous des pelletées de terre le visage de l’horreur qui l’assaille.
Et de dessous la terre, la vie revient ; quand les cris de l’enterré-vivant percent la surface, ils jettent sous une lumière nue le vain déni de ceux qui foulent le sol.
Pour autant, l’horreur à proprement parler n’est pas vécue par ceux du dessus. La main moite de la terre, implacable quand elle se fourre dans la gorge, l’emprisonnement des membres dans les planches clouées, le ver que l’on sent par instinct commencer son œuvre… La pire des tortures a lieu six pieds au-dessous, et ses martyrs n’auront jamais de voix pour en témoigner ; un jour seulement peut-être, un badaud sera un instant surpris par ces ossements convulsés qui viendront d’être exhumés.


Il y a un certain génie dans l’écriture de ce Premature Burial. De ces brefs faits-divers qui n’ont l’air de rien, Poe arrive à tisser une condamnation d’un état d’esprit général vicié.
Maintenant, à la poignée de terre jetée alors sur le visage des défunts, on a, toujours plus loin, préféré par souci d’hygiène et de rendement les pelletées du bulldozer, et, pour conjurer encore au-delà la mort, les feux des crématoriums rivalisent avec ceux de l’enfer, pour ne vomir plus que des urnes étiquetées, parfois même des sacs-poubelle.


La fin de la nouvelle vient marquer un tournant très ambivalent, assez unique dans le parcours que l'on peut faire des textes de Poe. Le fantastique noir est tout d'un coup regardé avec contemption, analysé froidement, de loin, comme le sujet magnétique qu'il est, et condamné. Après la terreur qu'il vient de vivre – puisqu’il en réchappe –, le narrateur rejette dans l'oubli ses obsessions médicalo-morbides, premières responsables selon lui de l'acuité de ses souffrances morales...
Mais on sent encore l'ironie urticante de Poe, qui enterre là, en un funeste présage, vulgairement le gothique comme le cadavre d'un chien... Et il a montré déjà plus tôt comme cet empressement aux funérailles est une vaine tentative des hommes de jeter leurs angoisses au néant.
Déjà l’on voit le masque mortuaire se fendre du sourire enragé des cholériques, glapir d’horreur et cracher au visage du monde un jet d’immondices, reflet putride du monde d’au-dessus, venu du bas.


Lu dans sa version originale.
Tales of Mystery and of Imagination, Wordsworth Editions

Verv20
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le 26 mai 2020

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