Impossible de résumer le sujet d’Utopies pirates en une phrase, ni même d’en détacher une thèse-clé : le propos concerne les pirates – mais ça, on s’en doutait…
En fait j’exagère un peu : le volume est principalement consacré à la communauté pirate de Rabat-Salé, tout au nord de la côte atlantique de l’Afrique, dans les premières décennies du XVIIe siècle, sujet auquel il mêle celui des renegados, ces chrétiens convertis à l’islam après avoir été capturés et réduits en esclavage, et se faisant parfois eux-mêmes pirates. (J’utilise ici le mot pirates dans un sens très large, incluant les corsaires.) Quiconque a continué à aimer les récits de piraterie passé l’âge de douze ans, ou même simplement se montre assez curieux pour s’intéresser à la question, fera son miel de ces quelque deux cent cinquante pages.
Même si le livre de Peter Lamborn Wilson, alias Hakim Bey, ne montre pas la rigueur d’une démarche universitaire, notamment parce qu’il politise explicitement beaucoup de choses, il résulte d’un authentique travail d’historien : en s’appuyant sur des documents, en proposant une bibliographie – principalement en anglais, malheureusement –, en tâchant de dissiper la mythologie du pirate cruel assoiffé de sang et de massacres (« la vérité est que le combat est dangereux et que c’est un dur labeur. […] Les corsaires […] se moquaient bien d’être traités de lâches et de brutes, du moment qu’ils étaient victorieux », p. 164), l’auteur donne les gages de sérieux qui empêchent Utopies pirates de se classer dans la catégorie des œuvres d’une vie enthousiastes mais délirantes concoctées par des piratologues amateurs, ou de se limiter au rayon anarcho-quelque chose des librairies alternatives, en dépit d’une publication originale chez Autonomedia et d’une co-traduction française de Julius Van Daal.
De même, Utopies pirates pose des jalons pour toutes sortes d’ouvertures culturelles : à propos de notre perception de la violence par rapport au XVIIe siècle, de l’importance d’une histoire de la vie quotidienne, des liens entre Islam et chrétienté (1), d’une portée politique de la piraterie. Mais sur tous ces sujets, l’auteur n’assène rien – le titre d’un des chapitres, « La démocratie par l’assassinat », suffit à dissiper toute idéalisation.
Quant Peter Lamborn Wilson, reprenant une idée trouvée sous la plume de Daniel Defoe, aborde le versant politique de la piraterie, c’est avec mille précautions : « l’existence d’une “idéologie” pirate » (si ce terme n’est pas trop grandiloquent), une position proto-anarcho-individualiste, quoique non philosophique, qui semble avoir inspiré les boucaniers et corsaires les plus intelligents et les plus conscients de leur appartenance de classe » (p. 61). Si l’« appartenance de classe » des pirates – renegados ou non – ne semble ainsi faire aucun doute pour l’auteur (il utilise ailleurs l’expression « marin prolétaire », p. 25), que d’après lui « les pirates approchaient du communisme dans leur premier élan. Les historiens qui ne voient en eux que des proto-capitalistes commettent une énorme erreur » (p. 156) ou encore que « L’islam, dans une certaine mesure, était l’Internationale du XVIIe siècle… Et Salé était peut-être son seul véritable “soviet” » (p. 200, c’est moi qui met en italiques), il ne présente pas de telles idées comme des évidences. Ainsi, l’économie d’Alger « dépendait de la violence en dehors de ses frontières : l’action des corsaires. Et elle était effectivement plus démocratique que les monarchies européennes ou islamiques. Ces deux faits sont-ils liés de quelque manière ? Je préfère laisser la question en suspens » (p. 45, et cette fois, les italiques sont d’origine). Voilà qui est explicite.
Autrement dit, cet essai / documentaire tient la route, à condition d’en accepter l’incertitude. Le dernier paragraphe (p. 228-229) commence ainsi : « L’apostasie des Renegados comme conscience de soi : l’apostasie de masse comme conscience de classe ; les Renegados comme une sorte d’“avant-garde” prolétarienne : de tels concepts n’ont aucune existence hors les pages de ce livre – et même moi, j’hésite à y voir plus que des hypothèses un peu extravagantes » (p. 228-9).


(1) Si j’en crois une encyclopédie en ligne, islam (sans majuscule) et christianisme désignent des religions, et Islam (avec majuscule) et chrétienté (sans) des civilisations. Comme disait ma grand-mère, qui fut moins vétilleuse quant au choix des mots, « Tu mourras moins con »…

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le 26 déc. 2017

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