Dans ce roman, on a une petite surprise : on n'y sent plus de ce style ampoulé et un peu affecté que j'appréciais pourtant dans Elric : c'est direct, brut, sur un ton souvent cassant. Le récit est déconstruit, mais se suit assez aisément, entre le présent (Glogauer se crashe dans sa machine et est secouru par une tribu étrange aux moeurs ascétiques), le passé du personnage (de son enfance brimée à l'annonce du voyage, en passant par ses études compromises et ses amours sabotées) et des réactions vives, à la première personne, dont certaines semblent précéder le présent ; le tout s'entremêle assez habilement. Les intentions de l‘auteur sont vite claires, et les enjeux promptement assimilés : Moorcock ne cherche pas à surprendre, mais à choquer. Et ainsi, à donner un bon coup de pied dans les fourmilières de la pensée végétative. Si Jean (le) Baptiste n'est pas si éloigné du prophète bourru condamné à être décapité sur un caprice de Salomé, le reste du paysage galiléen ne correspond guère aux attentes et du lecteur, et du héros. Ce n'est que grâce à une méticuleuse préparation et une grand culture (qu'on associe aussitôt à l'auteur) que Glogauer parvient à comprendre plus ou moins qu'il a bien « atterri » au bon endroit et à la bonne époque – mais qu'aucun Messie du nom de Jésus ne s'est manifesté. Les temps sont durs, la sédition menace et les troubles publics couvent : Pilate cherche à mettre un terme à ces rumeurs malsaines de rébellion mais sans se salir les mains, pour ne pas exacerber les tensions entre communautés. Il compte sur une erreur d'appréciation du falot Hérode. Le contexte, les personnages coïncident, nonobstant quelques arrangements. Mais il manque la pièce maîtresse : Jésus, le Nazaréen. Il n'a pas accompli de miracle, n'a guéri personne, n'a pas marché sur l'eau ni rassemblé ses apôtres. Nul ne le connaît.
Pour un homme tel que Glogauer, perdu dans une psychose quasi mystique, dans une ère dont il sait qu'il ne pourra s'échapper, c'est inacceptable – tout comme il refuse d'assumer le rôle que tient à lui faire jouer Jean dans son projet ambitieux. Toute sa vie, Karl Glogauer a fui sa condition, ses obligations, et nié ses principes. Cette fois, il ne fuira pas : bien décidé à prouver au futur des hommes la pertinence de la logique chrétienne, il part en quête de celui qui est destiné à souffrir pour l'Humanité. Lorsqu'il trouvera enfin le rejeton attardé de la belle et concupiscente Marie, il n'aura plus d'échappatoire : l'amère désillusion laissera la place à la ferme intention d'accomplir ce qui doit l'être. Lui, l'iconoclaste, fera que Son règne advienne… quoi qu'il lui en coûte.
Dévastateur et brillant, un livre qui n'a rien perdu de sa force. Un très grand roman de science-fiction.

Vance
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Roman, Littératures de l'Imaginaire, les livres qui démontent le temps et Michael Moorcock

Créée

le 27 août 2018

Critique lue 291 fois

Vance

Écrit par

Critique lue 291 fois

D'autres avis sur Voici l'homme

Voici l'homme
Vance
8

Ce qui doit être sera

Dans ce roman, on a une petite surprise : on n'y sent plus de ce style ampoulé et un peu affecté que j'appréciais pourtant dans Elric : c'est direct, brut, sur un ton souvent cassant. Le récit est...

le 27 août 2018

Voici l'homme
LoeL
8

Critique de Voici l'homme par LoeL

Je trouve aussi que c'est le chef-d'oeuvre de Moorcock, une place à part dans son oeuvre, un roman court et percutant, plein de surprises... à lire avant ou après "Jesus Video" d'Eischbach, pour...

Par

le 4 août 2011

Voici l'homme
Maïa
8

Critique de Voici l'homme par Maïa

On n'attendait pas forcément le créateur d'Elric sur (je tente de ne pas spoiler) un voyage dans le temps religio-psychanalytique. Alors que ça se lit tout seul. Comme quoi, même un auteur assez...

le 27 juin 2010

1

Du même critique

La Falaise mystérieuse
Vance
7

Maison mère

Souvent cité comme référence par de très grands réalisateurs contemporains, voici un film singulier sur le thème de la maison hantée qui se voit traité avec un certain humour détaché et une véritable...

le 6 août 2018

5 j'aime

Le Village des damnés
Vance
7

Critique de Le Village des damnés par Vance

Le film m'avait marqué quand j'étais gosse, avec ces gamins blonds étranges aux yeux luminescents qui lisent et manipulent les pensées. Je me souvenais d'à peu près tout et je dois dire que ça a bien...

le 18 juin 2013

5 j'aime